
Répétons, répétons…
Au commencement : (tout) ce qui pouvait être attendu d'un certain art cinématographique contemporain. Puis… la forme ôte son masque… plus de comédiens professionnels d'un côté… plus de lourdes équipes techniques * ou de projecteurs encombrants de l'autre, tandis que s'impose la DV… la fiction fusionne avec le réel…
Au fil des rencontres avec les autres, avec soi : le quartier de Fontainhas.
En vie. Envers et contre tout.
Cinéma. Inattendu. Inespéré.

Sur Ossos, Pedro Costa : "Sans eux, j'aurais sans doute fait un film, mais pas ce film-là. Depuis, Vanda et Nuno ont repris la même vie qu'avant. Je n'ai rien changé. Ce qui est beau, c'est aussi ça : le cinéma n'a rien volé, ni donné. C'est un souffle qui est passé." ** Précisément, ça, je ne l'aurais pas entendu quand j'ai vu ce film, il y a dix ans : je n'avais pas la maturité - pas au sens de renoncement, au contraire -, j'étais heurté devant le film. Je ne pouvais m'empêcher, s'il m'en souvient bien, de me demander : n'y a-t-il pas de la complaisance à faire ce film, comme ça, et est-ce qu'il se sert de ces personnes ?
A l'issue de la première projection de Juventude Em Marcha à laquelle j'assiste, un spectateur intervient au début de la rencontre avec Costa, dans un rejet de cette nature. Ce sera le seul ce matin là, mais je ne suis pas surpris, je reconnais, même si c'est plus violent encore, plus effrayé, que MOIJE à l'époque. D'autres spectateurs s'impatientent de cet "à-côté", je trouve aussi que ça dure un peu trop, je crains que l'on ne s'en sorte pas, que l'on ne puisse pas apaiser cette parole-là. Poliment agressive.
Pedro Costa écoute. Il n'a aucune impatience. Il écoute. Il remercie. Pour la sincérité de l'expression. Il propose son point de vue. Il rappelle aussi, que pour lui, nous ne sommes pas seulement dans le tragique, mais tout autant dans la force du vivant. D'ailleurs, son titre ne se voulait pas ironique.
Librement, Pedro Costa ne cherche pas à rassurer. Il révèle. Un quartier. Certains de ses habitants. Et eux le révèlent tout autant. C'est tout. Mais c'est là. Et c'est incommensurable. Il faut des bras immenses pour étreindre et se laisse étreindre ainsi. Il faut ne plus avoir peur. Ne plus s'impatienter. Simplement : être avec.
Contrairement à ce spectateur, au fond, Costa ne plaint pas, ne juge pas les êtres qu'ils filment. Encore moins s'en sert-il. De même : nous ne sommes pas au zoo. Il les sert. Et réciproquement. Surtout, ils travaillent : ensemble. Presque inimaginable aujourd'hui, à quel point…

Répétons, répétons : Dans la chambre de Vanda, deux ans de tournage, généralement six jours sur sept, 140 heures de rushes.
Juventude em Marcha : deux ans et demi de tournage, 340 heures de rushes - j'y reviendrai -, un an de montage.
Pedro Costa : "C'est-à-dire que c'est un travail qui a à voir avec le quotidien : le cinéma est dans le quotidien, pas extérieur à ça, ce n'est pas un truc de science-fiction qui vient d'ailleurs et qui se met à tourner pendant quatre semaines... Non, c'est quelque chose qui peut être là tous les jours, pour - faute d'autre mot : - documenter, prendre des choses de ce quartier, des choses de ces gens, et sûrement de moi aussi, parce que c'est moi qui le fais, donc... […] En tout cas, il s'agissait de commencer quelque chose qui serait utile pour les prochains films, qu'ils sachent qu'il y a quelques règles, des horaires par exemple. Et pour la première fois, je me sentais travailler et non pas filmer. Sur les autres films, je me sentais "faire des plans", "faire des compositions plastiques", "trouver des idées", "répéter avec les acteurs", tout ça... mais ce n'était pas vraiment du travail, c'étaient des gestes, parfois même un peu cons. Des gestes comme on en a fait des millions de fois sur les tournages, partout. Là, tout le monde avait à voir avec ce film dès le début. Pas comme quand un acteur n'est pas vraiment intéressé ou que le deuxième assistant est là pour gagner un peu de fric. Non, il y avait quatre personnes totalement impliquées, et les acteurs étaient même plus qu'impliqués, puisque, même si je les guidais, c'étaient eux qui créaient le scénario, les dialogues, tout. C'était leur histoire à eux." ***
Et lors de la rencontre suivant ma première vision du film, il dit ainsi qu'il est "un type qui vient travailler au quartier, comme d'autres". Et puis : "Ce qu'on a, c'est le temps"
Pedro Costa n'a pas d'argent mais le peu qu'il a, il le transforme en l'une des essences mêmes du cinéma : le temps. Autant dire que cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Le temps consacré par l'artiste : ça se voit. Toute la noblesse de l'image est dedans. Aujourd'hui, il y a peu de choses qui me semblent aussi salutaires que ça. Le respect du temps. Difficiles retrouvailles…

Je recommence.
Deux ans et demi de tournage : les plans ont pu être tournés sur 80 ou 100 prises. Cela m'arrête.
Parce que : je le vois. Je le sens.**** J'aurais sans doute fini par formuler qu'une partie du mystère était là. Comme on peut parler du mystère dans le sacré. Pas nécessairement au sens du sacré dans le religieux : le sacré dans le vivant. Le mystère de l'autre. En n'acceptant aucune réduction à sa seule analyse, interprétation. Regarder. Dans le respect de l'altérité.
Je ne veux parler ici que du concret de ce que je comprends de la méthode de travail de Pedro Costa. De ce qu'elle me semble vouloir dire, dans notre monde actuel. En quoi elle m'est nécessaire. En quoi je trouve précieux de savoir que ça existe, même si peu semblent prêt à voir ce genre de film.
A mes yeux : reprendre pied, là où la profondeur peut vite faire peur. Alors je suis submergé. Pas noyé. Au contraire : je reprends souffle…

A suivre...
* Et ça aussi, je retiens, mais je crains une traduction trop approximative : "Mr. Costa set out to address not merely logistical headaches but also the responsibility that comes with picking up a camera. The act of filmmaking is premised on a discrepancy of power. As Mr. Costa put it, "The balance is off between those behind and in front of the camera." His next film, "In Vanda's Room" (2000), went a long way toward redressing the inequality." Ici, encore.
** Moment quiche : j'ai paumé la référence.
*** Pris là, et ça aussi, entre les deux : "[…] c'est-à-dire sans producteur qui impose un rythme de travail. On peut très bien ne pas tourner si je suis malade ou si Vanda […] ne veut pas. Parce que ça, c'est un risque qu'on court, mais il faut l'accepter : ce ne sont pas des acteurs professionnels. Dans un tournage normal, c'est toujours plus difficile de contourner ce genre de problèmes humains, parce qu'il faut assurer - plus que de travailler, il s'agit d'assurer : c'est ça, le cinéma aujourd'hui. On a quand même essayé d'être très disciplinés parce que je pensais qu'on avait besoin de ça, pour qu'ils comprennent qu'un tournage c'est sérieux, que ce n'est pas un jeu d'enfant, qu'on ne met pas une caméra et ça se fait tout seul, comme ça. C'est éprouvant pour tout le monde."
Et ici, également, d'autres précisions qui m'importent singulièrement : "Pour ce film, comme pour Dans la chambre de Vanda, il n'y a pas de lundi matin, 8h30, c'est sûr. Mais il y a une discipline. Il y a d'abord un temps très long où la préparation et les répétitions filmées se confondent. Ce sont des approches des acteurs, des scènes, des décors, etc. La discipline des horaires et du tournage débute au moment où s'évaporent les doutes, sur les personnages ou sur les acteurs. […] Le film commence donc par du doute, de l'approche, du brouillon, des essais. C'est long, la discipline prend forme, puis vient un moment où tout cela s'efface et laisse place à un désir et une certitude immenses. On comprend que c'est possible […] J'ai toujours avec moi ce qu'il faut pour tourner des choses simples. Au début, je filme relativement peu, mais quand même, je filme toujours, et j'habitue les gens à la caméra. […]Il faut que la relation, l'amitié qu'on a construite ne soit pas mise en danger par la caméra. […]Il fallait du temps pour être ensemble, construire quelque chose. Je crois que la vidéo réclame du temps, elle sert à en perdre plutôt qu'à en gagner. Je n'utilise pas la DV pour réagir à la réalité, ou pour la capter, au contraire. Je l'utilise dans la perte, pas dans le gain. J'ai maintenant une certaine pratique de cet outil, je commence à avoir confiance en lui. On croit toujours qu'une caméra DV, c'est fait pour bouger dans tous les sens, pour faire des choses rapides, réactives. Ça ne m'intéresse pas. Renoir, par exemple, a tourné Le Fleuve sur plusieurs mois, avec des interruptions, il s'est préparé pendant longtemps."
**** Et je ne compare pas, mais il y avait quelque chose d'analogue dans le vrai et nécessaire luxe de certaines images d'Eyes Wide Shut : les plans résonnaient du temps qui avait été consacré à ce tournage. C'est ce qui m'avait rappelé, alors que la première vision du film m'avait dérouté, irrité…
