
A un moment, tu continues à te dire qu'il est urgent de demeurer déraisonnable…
Tu continues…
Ce qui rend ce moment singulier - alors que tu continues, que tu es dans la même lancée de ta vie, toujours la même, et toujours contre les mêmes murs -, c'est que maintenant, ces murs, tu commences à distinguer vraiment de quoi ils sont faits, comment ils ont été construits, et ce qui assure leur permanence presque ancestrale. Tu es moins ignorant, moins naïf, un peu moins bête en somme… mais tu restes une bête de somme. Hum, hum…
Tandis que te trotte dans la tête : "L'attitude humaine, dont la musique classique est l'expression, est toujours la même ; elle a toujours pour fondement la même espèce de connaissance de la vie et pour but le même genre de maîtrise sur le hasard. La musique classique est un geste qui signifie : je sais le tragique de la condition humaine, je me rallie à la cause du destin humain, de la vaillance, de la sérénité ! Que ce soit la grâce d'un menuet de Haendel ou de Couperin, que ce soit la sensualité sublimée en un geste de tendresse, comme chez beaucoup d'Italiens ou chez Mozart, ou encore l'acceptation tranquille de la mort, comme chez Bach, il y a toujours là une bravade, un héroïsme, un esprit chevaleresque, et l'accent d'un rire surhumain, d'une gaieté immortelle. C'est cela qui doit vibrer aussi dans nos jeux de Perles de Verre, dans toute notre vie, dans nos actes et dans nos souffrances."…
Pourtant, à un moment, comme ça, tu te dis : ok, je persiste dans ma première lancée, celle qui ignorait les murs, et je vais m'exploser. Et tu sais que ça ne veut pas dire : je vais m'éclater. Au contraire. Mais : tu le fais. Parce que tu en es là.

Tu es entre les murs (et ils ne sont pas quatre, tu ne saurais d'ailleurs les compter). Tu as plongé tes mains au creux de toi pour y abriter ce qui te reste de vivant. La petite étincelle. Et tu souffles.
Et tu sais que cela ne va pas suffire. Mais tout de même : tu fais un feu. C'est le tien. Tu tentes simplement de le faire grandir jusqu'à toi, ta propre mesure, ton propre aujourd'hui.
Cela consume toutes tes forces. Tu disparais. Tu n'es plus que ce feu-là. Peut-être que tu fais ça pour éclairer davantage les murs, pour les connaître plus intimement. Ou tu deviens… un flatliner, avec évidemment la tentation d'en rougir de honte ! A un moment, tu essaies de voir ton possible au-delà. Tant bien même tu n'attends d'autres dieux que les humains.
Peut-être que tu fais une prière. Tu ne la dis pas. Tu la fais. Tu verras bien. Tu es dedans. Et dehors : tu ouvres alors ce qui est encore à portée de main derrière les murs, ici Twin Peaks, là, Le Jeu des perles de verre
Cela s'engouffre. L'explosion a lieu.
"Il existe bien des espèces et bien des formes de vocations, mais l'essence et le sens de l'aventure qu'on vit ainsi restent toujours identiques : ce qui éveille l'âme, la métamorphose ou la sublime, c'est toujours qu'à la place des rêves et des pressentiments intimes soudain un appel du dehors, un fragment de réalité s'impose et agit."

Maintenant tu as explosé. De rire. Avec ton cul par terre. Au milieu des murs qui sourient. Dans leur indifférence ostentatoire. Mais maintenant ils TE sourient aussi, parmi les autres. Ils viennent d'apprendre que tu vas rester. Rien d'important. Ce n'était que toi. Tu voulais voir si tu pouvais te sauver la vie. Et ce n'est pas un au-delà que tu as vu. Mais tout le contraire. C'est déjà ça.
Tout va bien. Laura Palmer ne sera jamais morte, mais éternellement assassinée. Tu trouves ça rigolo de percevoir le film comme incomparable - au double sens - à la série, peut-être tu essaieras d'en parler (et même si brillent dans la série tant de moments plus intenses que dans tant d'autres moments télévisuels). Tu sais qu'un jour cela a été inouï. Mais ce n'est pas ton chemin. Cela, c'est de l'histoire. Ton chemin, c'est : aujourd'hui.
"Prépare toi, non en essayant de forcer les bonnes idées à venir, mais simplement en te répétant souvent, à partir d'aujourd'hui, que dans les prochains mois, une tâche belle et solennelle t'attend, en vue de laquelle il faut que tu te fortifies sans cesse, que tu te concentres, que tu te mettes en train."
Il ne s'est rien passé. Et son contraire. Il n'y a rien à dire, et tu rêves de sage silence, mais ton premier apprentissage est : le rire. Tu ris. Et plus seulement de toi. Il n'y a plus beaucoup de temps. Il t'en reste, encore une fois, bien moins qu'avant. Alors quoi ?... Tu es un peu hagard. Le livre d'Hermann à la main, tu commences à le relire en marchant. Tes pas te ramènent vers tes endroits les plus chers. Tu vas pousser la porte d'une salle de cinéma.
Je recommence.

PS : les citations sont extraites du Jeu des perles de verre d'Hermann Hesse.