Ce premier billet sur ce film se passe, pour une fois, de spoilers… Rien de calculé : ce n'est que le fruit du hasard…

Ouverture : une aube en onze ou douze plans, et la voix de Tommy Lee Jones au début d'une sorte de confession presque d'outre tombe. Je suis tenté d'entendre dans ce monologue récurrent le cœur de la "bande originale du film".
Nous assistons à une aube magnifique, et terrible. Onze plans fixes, peu à peu soumis à la brûlure du soleil, avec pour signe de vie perceptible : un peu de vent...
Je ne le sais pas encore, mais je suis déjà conquis. Et semble venir dans un souffle plus intime, le douzième plan, un panoramique…
… La caméra finira son léger voyage vers le dos massif et s'éloignant d'Anton Chigurh, pour son arrestation dérisoire, provisoire. On connaissait The Undead : Chigurh pourrait être The Unalive. Un possible du mal absolu. Trou noir.
Alors, au fil de la projection, à chaque fois : terrible, et magnifique. Renversant de beauté, de maîtrise, de cohérence…

Je suis surpris, aussi. No Country for Old Men ouvre pour moi un autre espace dans la filmographie des frères Coen… Après Fargo, leurs films avaient plutôt cessé de m'interpeller : pas de résonance. Parfois du charme, du plaisir, voire du Georges ;-), mais surtout une forme - même virtuose - totalement vaine, hautaine ?…
Et là : quel plaisir dans ce nouvel espace, quel retour en force du vivant, dans l'intense paradoxe d'un film qui nous demande s'il n'est pas (toujours ?) déjà trop tard…
J'avais pu singulièrement et ardemment aimer Barton Fink et Fargo… Pour la première fois : je respire… Les Coen me semblent filmer depuis/vers la vie, et non plus depuis/vers leur savoir-faire, leur intelligence, et leur ironie…
Costa dit, dans une interview, quelque chose comme : il y a les films qui naissent par amour des films. Il y a les films qui naissent par amour de la vie...
Je recommence.

J'ai besoin que les films naissent par amour de la vie, ou qu'ils rejoignent ce désir et cette nécessité de filmer le mystère du vivant : ce sont les seuls que je peux reconnaître… Que la forme soit classique, ou peu, ou pas du tout, fervente ou désespérée, etc.… D'autant plus puissant que cela me semblera originel. A la racine.
Au fond, avoir envie de faire des films parce qu'on les/en aime relèverait plutôt de la moindre des choses : le "pourquoi" faire des films, et non de la peinture, de la musique, TOIQUIVOIS… Mais le désir incontournable : le vivant.
Et je trouve que : idéalement, c'est en même temps. C'est en même temps que le lien au vivant et au cinéma s'exprime pour le réalisateur. La forme cinématographique qui viendrait seulement "après" : un cinéma de "moyens", scolaire, laborieux… La forme cinématographique qui serait la première racine : un cinéma d' "attitude", des petits ou grands malins, des démiurges ? Dans ma perception, ce que j'en comprends et tente ici de formuler.
J'en suis là. Et pour les beaux films, alors, cela me donne tout autant Inland Empire que Iwo Jima. Ce ne sont que des exemples… Je schématise à outrance : est-ce que c'est du cinématographe ? est-ce que c'est connecté (au vivant) ?... Les deux mon capitaine, ou mon regard n'accroche pas.
Aujourd'hui, ça donne No Country for Old Men.

Très vite… La distribution et la direction d'acteur relèvent des plus remarquables et des plus homogènes, au moins depuis le 1er janvier. Qui écraserait les autres ? Qui démériterait ? Chacun est filmé avec la même attention, la même justice. Cela m'importe. Beaucoup.
Et cette lumière, ces cadrages, ces axes et ces mouvements de caméra : je ne crois pas que ce soit très proche de moi, de ma sensibilité… Non. Mais je reconnais totalement. Rien ne m'éjecte. Rien qui bascule dans le surfait, ou la putasserie, ou le laborieux, ou le vain…
Le travail sur le son se distingue comme encore trop rarement. Sécheresse, précision extrême, intensité, et pas de musique illustrative ou faisant la belle pour elle-même, ce qui contribue aussi à ce déploiement du souffle - et souvent, alors, le couper brutalement.
Tout cela me plonge dans quelque chose d'extrêmement sensuel, au sens le plus simple : il ne s'agit pas vraiment ici d'un traité d'érotisme, simplement, tous mes sens y sont en éveil, sollicités, certainement mis à l'épreuve, mais jamais oubliés, ou insultés…
Sensation de maîtrise rare de la réalisation, travail confiant avec le temps. Sans étouffement : pas la maîtrise du "control freak". Respiration. Ample. Oui, pour la première fois dans leur cinéma, je trouve, pas seulement du talent, du brio ou de la virtuosité : de la grandeur.

Et je ne vais encore pas savoir dire ce qu'est la grandeur pour moi.
Ce sentiment-là. Cet appel-là.
Mais je trouve que : ce n'est pas réductible à la hauteur de vue. Il y avait ça aussi, jusque là, quand même, dans le cinéma des frères Coen, cette hauteur de vue, et très consciente d'elle-même, qui invalidait pas mal de choses. A moins de raffoler des clins d'oeils complices entre happy fews plus ou moins tremblants (de rire ?), plus ou moins sincèrement…
Alors, qu'est-ce qui le distinguerait d'un chef d'œuvre absolument incontournable ? Intuitivement, je dirais : la grâce. De la grandeur, donc, mais pas, ou peu, de grâce. Mais je l'aurais moi-même mauvaise - la grâce, oui, oui, quel humour, vraiment… -, de ne pas simplement applaudir à tout rompre... puisque même le sortilège est ici rompu - décidément, on n'en peut plus de rire...
Terrible, et magnifique.

Suite et fin au prochain épisode…
PS : j'attends tout de même avec empressement de revoir Barton Fink et Fargo en salle. J'en garde le souvenir de deux beaux films, importants, ou la grandeur, déjà affleure… Mais je ne me souviens pas d'avoir respiré librement…
PPS : le court extrait qui suit, et dont je ne suis malheureusement pas parvenu à affiner la qualité visuelle - avec notamment une saute, un noir, qui ne provient pas du film -, s'ouvre donc sur le "douzième plan", le léger panoramique... D'ailleurs pourrait être évoqué un "plan zéro" : le noir, qui précède les plans fixes de l'aube...