
Cela peut-être quoi, aussi : mettre en histoire et en scène un personnage de tueur en série ?... Poser la question nue de l'empathie. De sa possibilité. Du moment où cela, peut-être, devient impossible. La figure du tueur en série interroge - en tout cas dans certaines fictions - la limite de l'universalité.
C'est quoi : croire que l'on peut - un tant soi peu, à peine peut-être, mais quelque chose - comprendre l'autre ? Un terreau commun. Au fond. Sans nier l'altérité, est-ce qu'il y a quelque chose à partir duquel je peux reconnaître ? Même si… l'horreur. Même si Hitler.
Il faut dire d'où l'on parle - une de mes croyances - pour délivrer ses propres approches. Je parle de l'endroit où des gens croient qu'il y a quelque chose de commun. Dans cet endroit où vivent les actrices et acteurs que je préfère : qui interprètent un rôle, non sous l'angle privilégié d'une autre vie à "performer", mais dans la recherche première de l'autre en eux. En quoi l'autre est eux, aussi.
On peut croire tout à fait le contraire. Comme on peut croire que la violence n'appartient qu'à d'autres, etc. … Ce n'est pas ma croyance.
Je recommence.

L'espace du film est le déploiement d'un jeu, peut-être le plus légitime, car le plus originel, et celui qui se fonde sur une altérité radicalisée : la chasse… Ce ne sera que du temps qui lacère visages et terre, tandis que l'on tente de le tuer. Que du mouvement de survie, du jeu à tenir debout, encore. Il n'y a pas de héros. Mais : des chasseurs et/ou des proies. Voir, entendre, sentir et/ou être vu, entendu, senti. Les deux en même temps ?
Autant dire que je ne suis pas un expert de la chasse : impression formidable - erronée, vu mon ignorance ? - que la mise en scène nous plonge au cœur de : se cacher, se découvrir, traquer, être traqué, déceler les traces, en laisser… Les hommes - les vivants et les morts -, les animaux, les objets… Des histoires de surfaces, d'œil, d'oreille : des histoires de cinéma. Quelque chose comme ça. Et : qui visent le présent… à le rendre tangible.
Toutes les scènes de chasse me comblent, avec un vertige particulier pour celle qui s'inverse - scène exactement située au centre du film - entre Chigurh et Llewelyn, passant par une perte fugitive mais totale des repères : climax d'une violence souveraine, et tout à coup, vers l'abstraction, qu'est-ce qui se passe ?, d'où ça tire ?, ne plus rien (sa)voir… L'autre n'est plus résumable au pôle opposé, ne se distingue plus assez : terreur, dans la chasse...
Se rappeler comme la survie de Chigurh s'assure aussi par cette maîtrise (ou par cette essence) : ne pas laisser de traces… Do you see me… L'homme qui tire sans balle… Rien… Ce n'était rien… Il ne s'est rien passé… Un corps est tombé… Presque tout seul.
Et chasser, aussi : évacuer, faire partir, tenter de faire disparaître. Et je peux jouer à : Llewelyn chasse l'avenir (/traque) et le passé (/évacue) ; le Shériff chasse le passé (/traque) et l'avenir (/évacue) ; Chigurh chasse doublement le présent, figure démesurée de présent pur ET son impossibilité. Du sang qui coule au sol : déjà du passé. Du présent qui voudrait durer. Alors Chigurh lève les pieds. Et cela signera une autre fin…

Un autre jeu glace le film en contrepoint de la chasse… Pile ou face ?... Et finalement, quelqu'un qui reste en vie : c'est amusant ?... Entendre le changement radical de ton de Chigurh sur la fin de la scène à l'épicerie. Est-ce que Chigurh ne re-donne pas la vie (autant qu'il peut l'annuler avec ce jeu) ?... Call it… Ou assiste simplement à une naissance ? Est-ce qu'il attend qu'on la lui rende ? Pas : la monnaie de sa pièce. Mais : insondable beauté de l'accident de voiture.
Voilà ça y est, confirmé, redit : c'est le quart d'heure de folie de D&D.
Comme si Llewelyn, dans sa première scène, avait blessé le chien, montage… Alors que ce n'est pas lui, nous l'avons vu, de nos yeux. Mais ça va venir… La survie transmue chacun en tueur, peut-être pas en série… mais le Vietnam est tapi.
Qu'est ce que je raconte ? Le geste répété : c'est deux mains que séparent un billet. Etre à deux doigts de l'autre, mais contact direct impossible. Etre dans une transaction qui n'en finit pas de mal se passer.
My mind wanders…

A propos d'être à l'Ouest - où, en effet, rien de nouveau, mais quel trait direct, sec et beau -, je m'étonne du mode sur lequel de nombreux spectateurs ont exprimé leur décontenancement (pour le moins) face à la fin du film. S'il y a bien quelque chose que je trouve brillant… A partir de : le dernier massacre… Et le Shérif qui arrive juste après - un tantinet trop tard -, et nous avec : ce moment où les deux sources d'identifications entretenues pour le spectateur vont se couper. Alors qu'elles se croisent pour la première fois, ces deux sources se tarissent. Llewelyn, c'est net. Le Shérif, une agonie.
Fausse piste, à mes yeux - peut-être écho réel au livre, je ne l'ai pas lu - que celle d'un parcours réactionnaire. No Country for Old Men... Le monde serait devenu si violent, tant de valeurs auraient été perdues, que ceux qui en avaient - en tout cas celles-là -, ne peuvent plus y vivre ?… Je trouve que : bien plus complexe et plus poignant que ça. Dans ce film dont l'histoire s'effeuille, en ouverture et en clôture, dans l'après d'un carnage.
Alors je continue, depuis le début…
Une parole est enregistrée, celle du Shérif en fin de parcours, et traverse tout le film : son questionnement inquiet… L'inquiétude du Shérif deviendrait la raison de son renoncement... Or, ce n'est qu'un alibi : la scène de dialogue avec le vieil Ellis qui rappelle que l'horreur, celle sur laquelle le Shérif bute, a toujours existé,.et son beau dén(o)u(e)ment sur la "vanité "…
Le parcours du Shérif a commencé sur cette prière - celle qui clôt l'extrait vidéo de mon premier article - : ne pas affronter quelque chose que je ne comprends pas… Mais la question se déplace : est-ce que je ne peux plus soutenir parce que je ne comprends pas ? Ou : est-ce que je ne comprends pas parce que je ne peux plus soutenir ? Parce que je ne peux pas reconnaître, même embryonnaire, ce possible-là, au plus profond de moi, parce que j'ai peur, et je ne peux soutenir cette peur, parce que mon père est mort, il est devenu mon enfant, personne ne pourra jamais plus me consoler, me protéger…

Cette dernière scène du film, le Shérif qui raconte son rêve, m'apparaît en échange remarquable entre ce hors champ du rêve et le regard de sa femme en face. Qui fait face. Et est avec. Pas qui est en face et fait avec !… Ne pas refaire trois pages sur la manière dont ce film décrypte la maison des hommes et comment deux femmes, presque à la place que ces histoires et ces sociétés leur assignent, incarnent malgré tout, absolument, la maturité et la résistance…
Par-dessus tout : Carla Jean… Ce qui l'emporte, je trouve, dans ce monde d'hommes, filmé comme tel : le plus beau personnage, finalement, c'est elle. Ce n'est pas aux côtés du Shérif, ni même de Llewelyn, que le film propose de nous emmener, mais : Carla Jean. Ou : c'est les deux. TOIQUIVOIS. Mais la liberté, la révolte et la pensée : elle, de son côté.
Alors : est-ce qu'il y a un endroit pour vivre, entre la chasse au mammouth et la résignation totale à l'absurde ou au principe supérieur (les deux flirtant joyeusement chez Chigurh) ?
Il n'y a que ça. Il n'y a qu'à : vivre. Etre là. Dans son propre vivant et son environnement. Et sans légitimer la force de ces femmes par leur fonction matricielle - tandis que les hommes chassent. Elles n'existent pas, ici, en tant que mères. Et c'est une bonne nouvelle. Aussi.
Même si… C'est une aube magnifique et terrible. Et, vraiment : ce pays n'est pas pour les enfants.
