
Plan prodigieux, dès l'ouverture, qui glisse à flanc de montagne et se laisse peu à peu approcher - gagner ? - par une expédition insensée de conquistadores…
Rugissements du perpétuel écoulement d'un fleuve qui se met à chuchoter, laissant jaillir le silence quand soudain la jungle se tait…
Etrange bateau rêvé à la cime d'un arbre, ou cheval lentement englouti par la jungle…
Ahurissantes séquences finales de cette agonie ad libitum, où des singes pullulent en cellules sur les déchirures d'un radeau…
Je trouve que : déjà de quoi être, oui, médusé, tant bien même ma sensibilité m'attire vers d'autres rives. Et, tant encore… Ce film d'un peu plus de trente-cinq ans, littéralement extra-ordinaire, est revenu secouer quelques écrans de France depuis le 9 juillet…

Le film ne relaterait qu'une tentative de conquête espagnole au XVIème siècle : cela pourrait suffire, avec ses lots d'avidités ambitieuses, de matérialisme triomphant, de religion aveugle et obscurantiste, de barbaries vulgaires ou sophistes… Cela pourrait suffire à rappeler beaucoup.
Mais c'est l'Eldorado - itself ! - qui est ici convoité… Alors, outre les figures coutumières du "petit pouvoir deviendra grand" - et génocidé qui mal y pense -, émerge nécessairement la figure d'un Aguirre. Puisqu'à l'inaccessible, Aguirre est tenu.
La mégalomanie vénéneuse d'Aguirre transpire dès l'ouverture. Le déroulement du film n'est que le déploiement de celle-là, au fur et à mesure de la ruine collective. La déchéance et la démesure inaugurent le film et nourrissent une spirale inflationniste jusqu'à - au-delà de ? - l'enfer absolu du final : un grand rêve aryen... César ne règne que par l'espérance… De tous ceux qui rêvent d'être César… Et les " héros " ne se distinguent peut-être des Aguirre que parce qu'ils n'ont pas - encore ? - échoué… Sommes-nous tous ego, et certains un peu plus que d'autres ?…
Mais encore : à quel moment, les possibles de la grandeur et du sublime de l'être humain, dans l'affirmation de sa liberté, dans la vitalité de son face à face conscient avec la mort, à quel moment tout cela devient-il malade et peut-il basculer dans l'horreur ?... Dans l'anéantissement… La force trouble et obsédante de ce film peut aussi se nourrir du vertige de sa réalisation même. Le chemin d'Aguirre ne saurait surprendre mais il génère d'autant plus l'effroi que la quête hors-norme de Werner Herzog lui-même nous évite les pièges de la bonne conscience à peu de frais : Herzog parti, avec sa caméra volée, sans story-board ou assimilé, confronter l'Amazone à ses désirs ; enrôlant Klaus Kinski si sciemment choisi ; s'accommodant, avec une équipe technique plus que réduite, de conditions de sécurité discutables - ou pas, TOIQUIVOIS - ; prêt à mourir plutôt que de ne pouvoir terminer son film comme le veut la légende… Herzog parti questionner le vertige… l'étreindre ?…
Dans son combat, Werner Herzog aurait donc tenu bon la barre. Il en rapporte une œuvre duale à souhait : documentaire et onirique, misérable et somptueuse, envoûtante et répugnante, épique et dérisoire, démente et maîtrisée… Héroïque ?
