Au-delà des ***SPOILERS***…
Prologue : Cristóvão Colombo, O Enigma s'ouvre sur des lettres, d'il y a longtemps… Des mots et de l'Histoire… Le film s'inspire d'un livre, signé par Manuel Luciano da Silva et son épouse, et retrace cinquante ans d'enquête commune sur Christophe Colomb, initiée par la passion de Manuel : une recherche, leurs vies, des vies, entre Portugal et Etats-Unis.

1946, émigrer : Manuel, dix huit ans, et son frère, vont quitter le Portugal. Manoel de Oliveira nous propose une reconstitution historique en toute légèreté, alternant plongées et contre-plongées pour capter ce qui nous renvoie à l'époque. Voilà qui vous sauve un budget !... Voilà surtout ce que nous rappellent nos plus belles villes : en quoi elles deviennent autant notre présent que notre histoire. Voilà, aussi, ce qui peut faire dialoguer terre et ciel à échelle humaine… Alors, c'est déjà tant…
Un plan fixe de ciel aux nuages presque immobiles suffira à lancer un long voyage vers les Etats-Unis.
Sur le bateau, un homme parlant de sa femme et de leurs enfants : "Il faut que l'on se réunisse". Le plan suivant révèle une promiscuité avec d'autres émigrants. Il faut que l'on se réunisse. Des visages à peine sauvés de l'obscurité par une lumière faible mais chaude.
Et là, je me souviens que les personnages partagent une parole rare au cinéma, souvent rejetée, qui a à voir avec l'énonciation, voire le récitatif dans les opéras : ils racontent. Tout le monde raconte. Et se raconte. Ou raconte l'autre. Tout est histoire, récit. Comme souvent chez Oliveira, mais aussi : ne s'attache-t-il pas toujours à ce que l'on raconte (ainsi Le Jour du désespoir, Le Cinquième Empire, Un Film parlé…) voire à ce que l'on se (la ?) raconte à soi-même (Le Val Abraham, Le Couvent, La Lettre…) ?
Pas de "dialogues naturels" ici, dans leur absence trop régulière d'écoute, mais des transmissions. Ou des tentatives de transmissions. En partage. Et c'est comme une évidence que la langue portugaise s'épanouit magnifiquement, à l'oreille, dans ce registre-là.

Nous voici aux Etats-Unis… Le nouveau monde… Et c'est la brume… Voilà qui vous re-sauve un budget !... Voilà surtout qui peut suffire à évoquer un doux désenchantement, sans verser dans l'amertume. Voilà qui offre une série de scènes visuellement somptueuses dont ma préférée reste sans doute : la Statue de la liberté dans le brouillard. La liberté floue…
Mais il n'est pas temps d'être triste, Manuel et son frère s'amusent à découvrir les feux rouges et verts qui règlent ici la circulation : les couleurs du drapeau du Portugal…
Et nous sommes passés de l'émigrant à l'immigré. Alors il s'agira aussi, joyeusement, et peut-être à l'échelle d'une vie, de découvrir dans la terre d'accueil les signes de sa maison intime.
1957 : aparté dans le Massachussets où Manuel, dont nous découvrons qu'il est médecin, tient une petite conférence. L'homme de science défend son autre passion : son exploration de l'Histoire. Il défend sa démarche, appuie sur sa compétence scientifique en matière de diagnostic : envers un patient, ou une archive… Cet homme est-il médecin ou chercheur ?
Il plane comme un mélange de respect et de douce incrédulité, voire d'ironie, parmi ceux que l'on imagine des membres du corps médical, en face, dans le contrechamp peut-être le plus direct et le plus frontal du film. Il sera admis que Manuel est médecin ET chercheur. Comme il sera admis qu'il va se marier ET a une maîtresse : ses recherches sur Christophe Colomb…

1960 : mariage à Porto et lune de miel studieuse… Les jeunes mariés vont traverser le sud de leur pays natal, l'Alentejo puis l'Algarve, sur les traces possibles de l'explorateur.
Dans le petit village de Cuba, nous apprendrons la disparition d'un des anges gardiens d'une des nombreuses chapelles du site : la statuette (habillée de rouge et de vert) a été volontairement brisée sur le parvis de l'église lors d'une guerre ou d'une révolution (là, c'est ma mémoire qui flanche…).
Serait-ce donc la silhouette déjà aperçue au début du film, vêtue des couleurs du drapeau du Portugal ? Cette jeune femme tranquillement espiègle, entre sabre et bottines à talons aiguilles, que nous rencontrerons de plus en plus souvent maintenant jusqu'à la fin du film ? Voilà qui serait joyeux… Cette présence muette, et pour le coup énigmatique, non dénuée d'ironie mais surtout bienveillante... Sauvée ?
Il s'agirait aussi, dans un même mouvement toujours, de sauver présent et passé, de rendre hommage, et déjà au travers de sa langue, de ses villes, de ses paysages, et bien sûr de son histoire, à la grandeur du Portugal. Et pas que…
Cette seconde grande étape du film rejoint la pointe du pays, au Cap de Sagres, jusqu'à embrasser l'horizon entre ciel et mer, où Sylvia, et Manuel en écho, envoient des mots…

De l'autre côté de l'océan, 2007 nous attend : Sylvia et Manuel, à New York, observent un monument hommage à Colomb duquel se détache, aux yeux de Sylvia, un ange protecteur.
Alors, très vite, aux alentours d'Ellis Island, frémit un dialogue simple et vertigineux à la fois entre les deux amants… Parce que Sylvia, après cette longue route commune, a quelque chose à dire, à demander… Ou simplement pour échanger, encore, car elle connaît les réponses, et cette liberté des liens que l'on choisit peut-être. Et leurs sourires me bouleversent.
Sylvia, l'ange protecteur de l'explorateur Manuel ?...
Mais je redeviens sentimental, alors qu'un nouveau musée nous invite ! Enième plan épuré et magnifique : la maquette d'un navire de Vasco de Gama, sous verre (ci-dessous). Soit : le reflet de Manuel, l'arrête du cube en verre, les amants légèrement séparés par les mats en même temps qu'embrassés par la face vitrée, une autre arrête, puis le reflet de Sylvia.
Et là…

Il suffira de se retourner. De recommencer. Avec la maquette de la caravelle à bord de laquelle Magellan aura fait le tour du monde. Et cette fois : le reflet de Sylvia, l'arrête du cube en verre, les amants légèrement séparés par les mats en même temps qu'ils sont embrassés par la face vitrée, une autre arrête, puis le reflet de... Sylvia et Manuel ensemble.
Alors, un plan écho des deux amants quarante-sept ans plus tôt, au cap de Sagres, affleure : Manuel et Sylvia, côte américaine, moins lumineuse, mais cela reste l'océan, le ciel, et le Portugal, alors, comme à portée de regard. Ou Colomb. Ou les explorateurs. Ou tout ce qui a goût d'infini, de par le monde…
Deniers instants du film, Porto Santo : Sylvia et Manuel entrent dans la maison de Christophe Colomb. Avec l'ange. Avec Luis Miguel Cintra… Toujours ce plaisir des retrouvailles, après Léonor Silveira, António Reis, José Pinto, et bien d'autres, cette dimension familiale du film - Manuel et Sylvia étant interprétés pour la période contemporaine par le réalisateur et son épouse -, et alors, pour beaucoup sans doute, ce trouble, dans le dernier échange du couple :
Manoel - Nous sommes en devenir permanent.
Maria Isabel - Le devenir, c'est la nostalgie.
Un instant encore, pour chanter la saudade, pour une dernière belle échappée entre ciel et mer, et pour la saudade encore… C'est fini… Et maintenant : il faut vivre.
