***SPOILERS*** inclus, toujours…
Rejoindre un cinéma le matin est contre ma nature. Et je n’avais pas l’envie spontanée de voir ce film. Cela arrive… Il ne se jouait plus qu’une fois par semaine, je sentais qu’il allait quitter les écrans : je décidai que trop de voix semblaient le défendre joyeusement pour que je me laisse le rater.
Au bout de quelques minutes, je me dis que je pourrais facilement refuser ça. D’emblée. Ne serait-ce que par fatigue : ne pas avoir envie d’entrer dans ces phrasés-là, dans cette diction, dans ce mariage entre nature (et lumière) brute(s) et savants artifices….
Mais : à quoi bon ?... Je peux me réjouir, aussi, que cette parole décalée m’arrache au présent plus sûrement que bien des costumes et décors dispendieux, tels ceux que livrent le plus souvent les films situés dans d’autres temps. Vaines tentatives sur lesquelles viennent se fracasser les corps, les intonations et les regards d’acteurs brandissant leur bouclier Actors Studio ou assimilé, mais ne suintant d’abord, ordinairement, que les vulgarités ou les charmes de notre air du temps. Mais passons, ou j’y reviendrai, et donc, assez facilement : je recommence…
Au milieu des gaulois du Vème, rêvés par le XVIIème, etc… Au milieu de la nature, surtout. Et comment les corps peuvent jouer dedans, avec, et se jeter dans des cours d’eau pour renaître, et comment les arbres peuvent devenir de vivants poèmes…
Il s’agit d’épreuves à l’amour, des preuves de l’amour, ou d’une épreuve de l’amour (avec toutes corrections possibles ou inenvisageables, à vouloir suivre ou non Galathée ou Hylas)… Il faut du souffle pour tenir tout cela, démêler la fidélité à l’autre et à soi, du souffle pour chanter l’autre, ou simplement jouer de la flûte, douter qu’heureuse sera la chute… Mais comme les arbres vibrent, l’herbe se couche, les robes se gonflent, et les chevelures dansent : bon vent à la douleur. Tout ira bien.
Tout ira bien. Mais mine de rien : il faudra emprunter de drôles de chemins ! D’une époque à l’autre, d’une condition à l’autre – plus discrètement -, et, surtout, d’un sexe à l’autre. Le plus tranquillement du monde, le parcours des amoureux repose sur trois travestissements de l’amant : pour la découverte de l’amour, pour la préservation de la fidélité, et enfin vers les retrouvailles, illuminant dans un heureux trouble toute la dernière partie du film.
Plus que ça même : grand bol d’air. Scène finale éblouissante, joyeusement étourdissante, lorsqu’on a pu rester avec le film : le jeune homme travesti en femme échange des bisous pas possibles avec son aimée, elle-même toute à la joie de câliner sa nouvelle grande copine. Et cela dure…
Cela dure : le temps du trouble, le temps d’une accélération du sens, et des sens, de quitter les épreuves, retrouver les mots justes - « Vis, vis, vis ! » -, et sentir s’harmoniser ce qui a précédé, de jolies rimes discrètes (les cuisses hautement découvertes de Céladon, puis, plus tard, d’Astrée) en douces confrontations (la nature embrassant les bergers, les jardins réglés des Nymphes)…
Pour s’éveiller, se préserver et s’affirmer homme, Céladon se sera donc fait femme par trois fois. Ce n’est pas rien que ce conte-là. Nous voilà rendus loin des imageries et des morales rances de bien des films qui se voudraient modernes, ou même plus simplement dans l’air du temps (au sens faible). Et dans cette partition masculine de plus en plus complexe, Andy Gillet s’impose au fil du film, sans tour de force, humble et élégant, jusqu’à révéler une présence d’une intensité et d’une ampleur étonnante pour un si jeune acteur, au premier abord si lisse.
Alors pour qui trouve son pas dans la danse, voilà bien une oeuvre vers l’enchantement, d’une sensualité rare pour ces dernières années. De toutes les distances que le film d'Eric Rohmer interroge, l’originelle séparant Astrée de Céladon est donc littéralement comblée, et non pas annulée, bien au contraire : au comble de la fraîcheur, de la vitalité, de la joie. A bouche que veux-tu.