Episode précédent : Le travail du temps…
Avant de commencer à parler de films de 2009, et d'achever mes élucubrations sur Two Lovers, il est temps de revenir sur le film le plus beau et le plus important de 2008 à mes yeux, d'arriver doucement vers la fin de ces billets de compagnonnage avec En avant, jeunesse…

Je me souviens très bien comment, en l'espace de ces longues 2h30 qui m'avaient paradoxalement paru beaucoup moins, il avait tout à coup fallu faire de la place, me vider presque instantanément pour accueillir : une évidence, la nécessité ; un chemin, la justesse ; un quartier, le quartier ; un travail, le temps ; Vanda… Ventura.
Et qu'aussi fatigué que je pusse être, et encore trop paresseux et ignorant, ce film allait, presque tout à coup, comme m'ouvrir dedans, me creuser, et que tout ce qu'il était pourrait alors, sans doute imparfaitement mais miraculeusement, rentrer dedans.
Et tout le contraire. Puisque c'était tout l'opposé d'une consommation, d'une absorption.
Une porosité exceptionnelle.
Il avait sans doute fallu que le film lui-même n'en finisse de s'ouvrir et de se creuser - et dans tout le contraire d'une absorption - pour parvenir à "filmer" Ventura…

Je recommence.
(C'est évidemment Costa qui répond, ci-après. Repris d'ici.)
"En avant, jeunesse est organisé autour de Ventura. Est-ce que dès le départ il y avait l'idée de ce personnage pivot ?
[…] J'avais croisé Ventura à plusieurs reprises pendant le tournage des autres films. Il était l'un des plus marginaux, un solitaire, un hors-la-loi un peu à part. Il m'a toujours intrigué. J'ai discuté avec lui et appris qu'il a été l'un des premiers à construire une maison dans le quartier. Il est arrivé à Lisbonne seul, sans famille. Peu à peu, la vie de Ventura durant les années 1975-1980, s'est mélangée à l'histoire de ce quartier. Il m'a raconté ses difficultés, ses amours. De là est venue l'idée de prendre Ventura comme figure archétypale de ce passé. Mais j'ai d'abord hésité. Malade à cause d'un accident de travail, pouvait-il tenir cette discipline de tournage ? J'en ai discuté avec sa femme, ses enfants, et petit à petit, j'ai commencé à croire en lui, et lui en moi.
Tu commençais déjà à tourner ?
Non, pas vraiment, mais j'avais toujours une petite caméra avec moi. Le contact s'est fait progressivement. Il fallait découvrir ses idées, son histoire, à partir des choses qu'il m'avait dites, des secrets qu'il m'avait confiés. On allait prendre un verre et je le filmais pour qu'il s'habitue, de manière à lui faire comprendre qu'une caméra crée des rapports un peu plus compliqués qu'une simple amitié. Les premières scènes que nous avons imaginées - des sortes de flash-back - sont les scènes dans cette baraque où il joue aux cartes avec son copain. Peu à peu, l'idée qu'il rendrait visite à ses enfants s'est mise en place, même si dans le film, ce ne sont pas les siens. […] C'est sur cette base, ce mélange de passé et de présent, qu'on a lancé le projet, sachant qu'il y avait aussi les autres - Vanda, les garçons - que je souhaitais filmer de nouveau car ils avaient d'autres histoires à raconter. Leur vie avait changé et je trouvais important de continuer à les accompagner."
Ailleurs, Costa précise : " Tous les jours, quand je me réveillais, je me demandais comment être à la hauteur de ce type-là. On peut appeler cela souci moral, éthique, respect, tout ce qu'on veut. Comment faire pour bien filmer ce type, pour bien raconter cette histoire ? "

L'arrivée de Ventura au cœur même du travail de Costa fait intensément écho aux dimensions épiques, mythiques et poétiques que ce film fusionne avec les puissances du réel révélées avec Dans la chambre de Vanda.
Comme le rappelle Adèle Mees-Baumann dans son magnifique article Contre la mort du numéro 1 de Spectres du cinéma, l'arrivée de Ventura génère aussi un nouveau placement du regard de Costa. Là, peut-être, où il aspirait le plus profondément à se situer, depuis longtemps : ce regard penché sur les visages d'Ossos, parfaitement en face de Vanda et sa chambre ensuite, qui s'élève maintenant vers Ventura.
Costa : "J'avais pour obsession d'être à la hauteur de Ventura. Dans les rencontres, on s'aperçoit parfois que l'homme est très grand. Tout ce qu'il me disait était vrai. Il me disait : j'ai travaillé, et je voyais le travail. Il me disait : j'ai aimé, et je voyais l'amour. Il y a l'œuvre, le travail, l'homme. Les hommes sont ce qu'ils font, et tout mon travail est porté vers les gens. J'ai le sentiment que s'il n'y a pas un humain dans un plan de mon film, il n'y a rien. Dans mon film on ne voit pas le ciel, il n'y a que du béton. C'est très étouffant parfois. Mais filmer le ciel, je n'y arrive pas. Je déteste l'errance, la contemplation. Ciel, nuage, musique classique, durée vague, ce n'est pas moi. Je suis concentré sur les gens. Quand le film se lance vraiment, quand Ventura se met en marche, va parler à ses enfants, il ne peut pas s'arrêter. Il y aura toujours un autre enfant, après. Ça correspond à ma méthode, qui n'a ni commencement ni fin. Il y a toujours une autre hypothèse, un autre enfant à adopter. […] Au niveau des couleurs, des images, En avant, jeunesse est plus sophistiqué, plus risqué que Dans la Chambre de Vanda. Instinctivement, j'ai filmé en contre-plongées, j'ai utilisé une optique très ouverte, qui prend beaucoup d'espace, d'ampleur. C'est Ventura qui m'a amené à ces changements. Je me suis plus bas que lui, par respect, par peur, il me semblait nécessaire de montrer tout son corps, debout. J'avais l'ambition de faire quelque chose d'épique. Je pensais au western, aux grands espaces, aux plaines, aux montagnes. J'ai filmé des personnes comme des montagnes, des héros. L'épopée s'incarnait dans le corps de Ventura."
Pourquoi tout ça revient ? Pourquoi je cite tout ça, encore ? Je me le demandais presque quand j'ai repris le chemin de ces billets…
A réaliser soudain ça : qu'est-ce que ça peut vouloir dire, pour de bon, "filmer" ? Je veux dire : c'est quoi la définition de l'acte "filmer" ? Je ne doute pas qu'il en existe plusieurs, mais… "Filmer" : c'est ce qui (se) passe avec une caméra entre les mains de Costa quand Ventura est devant. Je veux dire que : depuis quelques mois, c'est la définition la plus précise qui m'apparaît de ce mystère, "filmer". A réaliser soudain, aussi, que malgré tout mon attachement à cet art, j'avais peut-être cessé d'en mesurer toute la profondeur, de ce simple mystère.
