Sorti de ma première séance du film d'Abbas Kiarostami, après quelques paroles échangées, j'ai senti monter le besoin, et surtout le désir de plus en plus intense, de revenir auprès du film. Alors, je suis reparti à sa rencontre.
Aujourd'hui, à tenter de mettre quelques mots sur ce sortilège, eh bien… cela recommence ! Je ne sais pas trop ce qui se passe, mais cela me semble différent des fois où "je me tape un trip sur un film" - on dit comme ça. (Amusant rétrospectivement comme au fil du premier mouvement du film, à sa première vision, je ne m'attendais guère à cet attachement).
Alors, ce qui m'étonne un peu : je ne cherche pas véritablement à démêler la narration ; pas le sentiment qu'il y aurait une énigme à résoudre, à éclaircir. La bifurcation s'imposerait "naturellement". Malgré l'inattendu, ou pourquoi pas : l'inespéré. La force du film serait indépendante d'un syndrome "les dix clés pour comprendre Mulholland Drive". Elle serait liée à la tranquille assurance avec laquelle il déploie son mystère - qui n'est pas intrigue, donc, ou attente d'une révélation -, quelque chose qui aurait à voir aussi avec une liberté entrevue chez Bunuel. Par exemple. Le caméo de Jean-Claude Carrière ne contredirait pas cette sensation.
D'une certaine manière, le film me hante, et c'est à la fois très doux, presque discret, mais tenace.
Autre impression : son jeu aurait davantage à voir avec Vertigo qu'avec Le Voyage en Italie, évoqué plus systématiquement dans les articles. Peut-être parce que je ne suis pas un cinéphile qui connaît bien ses classiques, mais en regardant Copie Conforme, le film d'Hitchcock me… lance… comme on dit parfois d'une douleur. Alors que : celui de Rosselini me paraît une référence moins organique au regard du processus à l'œuvre ici, de son émouvant système de duplication(s), voire de duplicité(s). Une des choses qui me bouleverse : voir que l'homme va mettre sa main sur l'épaule de la femme et quelques images plus loin, voir la main sur l'épaule, mais quelques images entre : un tronc d'arbre disparaît le geste. *
Le film joue régulièrement de disparitions momentanées. L'une des plus nettes reste bien sûr celle de Juliette Binoche derrière le large corps de la femme du café, là où tout commence à basculer… Je pense aussi à la scène du portable avec Carrière, qui nous laisse croire, avant de laisser apparaître le téléphone, que l'homme serait en train de s'adresser à la femme en face de lui. Encore, il y a l'enfant qui s'amuse à se plaindre de la disparition de son nom de famille pour la dédicace que sa mère a demandé… **
Sans entrer dans les débats d'idées - que chacun estimera plus ou moins pertinents - qui portent de nombreux dialogues, le film ne cesse de se recomposer autour des tensions original/copie, apparition/disparition.
Vertigo donc, jusqu'aux escaliers, jusqu'au clocher lointain, légèrement dissocié, le film restant relativement solaire : il ne relève pas du traumatisme ; mais le vertige est bien là, celui du temps, de sa charge, et de nos états multiples…
Quand le film s'ouvre, on pourrait croire que l'auteur du livre prend la parole, mais non, c'est le traducteur, dont l'art peut s'apparenter à une forme de copie, censé reproduire le plus fidèlement possible dans sa langue l'œuvre écrite dans une autre… Le film revient quelquefois, et notamment avec le tableau que Binoche tient à montrer, sur ce temps suspendu où la copie est l'original… tant que l'original n'a pas été découvert, tant qu'il n'a pas réapparu. Pourquoi ne pas rêver aussi que cet homme et cette femme ne se reconnaissent pas tant que leur passé commun ne leur est pas réapparu, conjuré par un tiers ? Délivrés de leur histoire, ils pourraient vivre, à nouveau, cet instant où l'autre est encore inconnu… Ce n'est qu'une des possibilités, bien sûr.
Quelque chose comme une tragédie lumineuse, inacceptable et acceptée, qui joue avec le temps même, lors qu'il ne cesse de se jouer de nous, où l'on sourit aux/des originaux en retard sur leurs copies, où l'on sourit peut-être aussi des/aux films qui croient trop à leur originalité, à leurs ignorances qui voudraient passer pour des naïvetés…
Evidemment, nous sommes face à des archétypes hommes/femmes tout ce qu'il y a de plus traditionnels. Modèle archaïque au mieux, réac' au pire : chacun verra midi à sa porte, ou à celle de sa génération. Mais l'absence de cynisme, ou de manipulation maligne, encourage à les accepter ainsi, ne serait-ce que le temps d'un film, comme tant vivent.
(A ce titre, la " sagesse " de la vieille femme du bar pourra volontiers faire froid dans le dos dans son clivage homme/femme…)
Qu'importe : de ces modèles, où (s'in)filtrent alors aussi des modèles d'actrices - je n'avais jamais remarqué comme elle plissait parfois le nez à la manière de Gena Rowlands -, Juliette Binoche fait bel et bien mille feux. Différents liens se dessinent avec son personnage et son jeu dans Le Voyage du ballon rouge : mode d'improvisation, capacité à assumer les vulgarités du personnage, multiplicité des états au fil d'une ligne ego-voltée... Si elle m'apparaît encore plus brillante chez Hou Hsiao-Hsien dans son assimilation du travail du temps au sein même d'un plan (ce qui reste finalement un peu moins le cas ici, où le rapport au temps s'éprouve davantage dans ce que le montage a de plus réussi), il y a dans Copie Conforme une correspondance entre les enjeux et les situations qui rend la présence plus explosive.
Le jeu des comédiens dans ce film fait d'ailleurs régulièrement débat, et l'on imputerait des maladresses au fait que Kiarostami ne tourne pas dans sa langue. C'est très possible. Ainsi de la longue scène dans le restaurant, où l'impro peut tendre tantôt vers la roue libre (plutôt elle), tantôt vers le surjeu (plutôt lui). Rien à faire : la possibilité que les personnages soient eux-mêmes en train de s'improviser comédiens, de leur propre vie ou d'un fantasme, me tient à goûter les décalages produits - surlignés même par la frontalité de la caméra. Non, décidément : rien que du plaisir pour MOIJE dans ces entrelacements ludico-tragiques ou tragico-ludiques, et tout autre chose, donc, que "comédie dramatique" !
Troublante réussite de ce film : il résiste à ses théories (pourtant bavardes), il résiste à ses acteurs (pourtant très bons à mes yeux, William Schimmel aussi, assez impressionnant dans le dernier plan), il résiste peut-être tout autant à son metteur scène et à son spectateur amoureux, et pourquoi pas à l'Italie. Alors, j'irai sans doute le revoir, encore, et mesurant qu'il est de ceux qui ne se laisseraient précisément pas revoir. Sans doute, oui, c'est une rencontre qui se jouera, (comme) une première fois.
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Voilà bien des films pour lesquels il sera permis d'enchâsser deux ":" !
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Ne pas avoir de nom de famille pourrait être ne pas avoir de précédant, d'original. L'original n'étant l'original que tant que son origine n'est pas découverte, tant que n'est pas découvert qu'il est duplication d'un précédant, voire d'un modèle, voire d'un ancêtre, à suivre le jeu de certains dialogues… En effaçant la lignée, la mère, qui affirme son attachement à une hiérarchie entre originaux et copies contre les provocations de l'auteur, pourrait tenter ainsi de préserver, d'assurer, l'originalité de l'enfant ?
PS : ouverture, tout doucement, de ma galerie 2010.