Je recommence… et par ce qui m'a d'abord impressionné dans le film : les deux traversées du bidonville (cf le billet d'Asketoner). La première nous y introduit en suivant les pas de Miss Bianca - la responsable des placements d'orphelins -, la seconde, dans son cheminement opposé, nous fait y entrer, pour de bon. La force qui se dégage de chacun de ses deux trajets (1) et de leur mise en rapport, de ce passage d'une ingérence à une participation (via une séquence un peu plus découpée, créant de micro-ellipses (2) ouvertes aussi sur d'autres histoires, leur devenir propre, non plus seulement réduites au périmètre de l'efficiency de Miss Bianca), achève de nous amener à marcher aux côtés de Thelma, maman "professionnelle" en charge de John John depuis trois ans, sans nous laisser oublier de quel côté de la frontière du ghetto nous, spectateurs, venons sans doute.
L'effet d'inscription dans les lieux qui se joue alors pour le spectateur, comme en écho avec la remarquable capacité qu'ont Mendoza et ses équipes de s'y fondre, me semble plus mystérieux et plus profond que les stricts effets de reconnaissance (de personnages, d'une couleur, d'une musique,…) : dans la foison des petites différences (de ce qui est montré, et dans la manière de le faire) tiendrait l'ancrage progressif de la perception ("nourrissant" alors les liens entre les deux moments, aussitôt qu'elle les distingue).
Sans être stricto sensu un plan-séquence, le premier trajet rappelle le brio qui leur est souvent propre (et même si le hasard y délivre sans doute ses grâces, je vois une intuition saisissante du cadrage et de la beauté fugitive dans le mouvement chez Mendoza), et qui est ici dépassé, comme rarement, par la circulation incessante des corps, d'autres corps irréductibles à la fiction développée.
Cette circulation des corps accompagne le film et donne lieu à une orchestration ou une captation assez extraordinaire des arrière- (le plus souvent) ou avant-plans, dans les rues ou les intérieurs aperçus : très focalisée sur une personne ou deux, et sur leur lien, l'œuvre reste intensément vibrante de leur(s) environnement(s) physique(s). Je pense par exemple, outre les traversées, à la scène de la toilette de l'enfant, ou au dialogue Bianca/Thelma devant chez celle-ci. Et j'aime comme les rapports créés ne relèvent pas que de "profondeurs" horizontales, mais aussi d'approches plus verticales : les échanges depuis les toits, de près ou de loin. Enfin, la promiscuité exacerbée n'est pas seulement donnée à voir comme étouffement, mais comme profusion des possibles : il suffit qu'un personnage change l'orientation de son corps, ou qu'un recadrage révèle un hors-champ contigu, pour que surgisse une autre histoire, une autre humeur, une autre énergie, re-fécondant le plan. les ***SPOILERS*** ne manqueront pas.
Bref, je suis bluffé… total - on dit comme ça -, et très ému. Et le tout plutôt fait l'air de rien, ou l'air léger, et je ne sais pas à quoi ça tient, mais pas : "vous allez voir ce que vous allez voir", comme souvent. Air léger qui n'a pas déserté la fiction : quand Thelma s'absente quelques instants après avoir fini la toilette de John John (et à ce stade-là du film, nous avons déjà (re)pris conscience de toute l'énergie que demande un petit enfant), celui-ci s'élance nu vers une partie de basket, au milieu de la poussière volante de la terre battue du sol ; et je trouve bienvenue la manière dont Thelma le rejoint, et lance le ballon de basket avec lui, avant de devoir le rincer de nouveau.
Pour autant et plus généralement, je garde des réserves envers l'écriture et les ressorts fictionnels des scénarios de Brillante Mendoza (3), contrairement à sa puissance de mise en scène ("puissance de feu" me passe par la tête). Les voies qu'il emprunte peuvent rester assez convenues, et les démonstrations pèsent parfois un peu trop : ce qui me rend John John plus totalement aimable pourrait relever de l'épure et la simplicité de sa ligne.
Surtout : l' "exposé" à l'œuvre ici (sur les rapports néo-coloniaux, etc.) n'assujettit pas pour autant ce qui nous parvient du foyer de Thelma. Le traitement des personnages qui le composent et de leurs liens reste ouvert et concret à la fois : voir le départ du père le matin, le cadet qui cuisine, l'aîné avec le chiot (et son : "pourquoi tu ne grandis pas ?").
L'écriture m'emporte ici aussi dans son travail sur la différence de rapport au présent entre Miss Bianca et Thelma, également servie par le travail des actrices : Miss Bianca tend toujours à l'instant d'après, dans une forme de fuite en avant qui n'est pas sans rappeler les mécanismes de croyances en la croissance ; Thelma, elle, via ses (inter)actions continues avec John John tend à démultiplier l'instant présent (et sans doute a-t-elle particulièrement besoin, ce jour-là, de l'épuiser). Deux rythmes très distincts sont alors générés tant bien même les vitesses seraient souvent très proches : différence qui m'apparaît rarement palpable autant qu'ici.
Le point de divorce le plus net, à mes yeux, entre la force du scénario et celles de la mise en scène et des interprètes - et les ***SPOILERS*** vont reprendre leurs droits - est celle du pré-finale du film, avec la famille américaine. L'évitement ultime d'une programmatique un peu trop raide doit beaucoup au comédien qui incarne le père, à la complexité de son jeu (voir notamment les malaises qu'il relaie jusqu'au changement final de sa démarche, soudain soulagée, aperçue dans le miroir de la porte de l'ascenseur qui se referme sur Thelma).
Cela dit, la séquence est loin d'être réductible à son discours, et, par exemple, joue assez pertinemment, je trouve, de ce travers plutôt typiquement états-unien (au moins d'origine) qu'est cette singulière horreur souriante des rapports ("Have a great life"), qui me rappelle ce que j'ai cru apercevoir dans Rachel Getting Married (à condition de ne pas prendre la narration au tout premier degré, comme la quasi-totalité des textes que j'ai pu lire à son sujet, et d'acter que le personnage incarné par Anne Hathaway est le relais de notre regard dans ce film, comme ici Thelma). Bien aimé aussi le moment où John John pisse sur le père, plutôt ambivalent puisqu'il l'avait également fait avec le mari de Thelma, son père "précédent", le matin même. L'accident de la douche aussi trouve sa rémission dans son écho avec la toilette du matin : un peu comme approcher une dernière fois ce rite quotidien. Et puis, juste après : le très beau fracas du silence qui advient (urbain et nocturne), après tout un film assez saturé au niveau sonore (même si ce n'est pas Serbis) quand John John dort une dernière fois dans les bras de Thelma ; comment ce plan se pose aussi, comment il dure, et parvient à reprendre après le passage de Miss Bianca...
Enfin, je suis assez partisan du rapport à John John, le petit garçon lui-même, que le film entretient : point de convergence de tous les autres personnages "principaux", le ressenti du petit garçon nous reste assez mystérieux. Cette opacité relative n'est pas forcée, le petit garçon n'est pas absent aux autres (voir la belle étreinte soudaine de John John envers son frère). Comment John John vit-il ce temps d'un lien défait ? C'est un secret que le film, mené par d'autres moteurs, aurait certainement eu grand tort de traiter par-dessus la jambe, d'autant qu'il puise aussi sa force dans cette énigme préservée. Un lien défait, c'est aussi ce que je ne peux m'empêcher de ressentir quand le dernier plan se déploie, dans cette caméra soudain immobile, alors que Thelma s'éloigne dans l'escalier, et que tout à coup nous ne pouvons plus la suivre, nous ne marchons plus à ses côtés : déchirement violent qui advient, et sans esbroufe, très précieux aussi après le climax émotionnel du moment où Thelma craque. Thelma et son fils s'en vont, et il y a aussi une part de douleur qui nous reste inaccessible, comme avec le père, ou le grand frère.
Cherry Pie Picache (Thelma) - il faudrait parler des noms aussi, des personnages, comme des comédiens - est EXTRAORDINAIRE.
(1) Ce n'est pas aller chercher bien loin que de penser aux frères Dardenne et à Tsai Ming-Liang, et c'est ce qui les distingue dans leurs approches respectives des trajets qui me semblerait le plus intéressant à développer.
(2) Il y a, par ailleurs, une ellipse assez forte dans le film (et d'autant plus que l'impression générale relèverait d'une course en continu) : la sortie de l'orphelinat, et plus exactement l'arrachement que l'on suppose de Thelma au bébé qu'elle vient de remarquer. C'est précisément aux douleurs tues par ce personnage, "irréprochable" (médaillée chaque année pour ses compétences nous rappelle-t-on au moins deux fois) que cette ellipse nous donne accès dans le basculement soudain lié au brutal changement de lieu, d'intensité sonore, et de valeur de plan.
(3) Une des choses que j'apprécie, en revanche, dans les récurrences de son écriture : l'imperfection des personnages, le fait que ceux-ci ne soient pas trop des "modèles". Il y a de la lâcheté, de la bêtise, etc. Pour le coup, cela achève de rendre les personnages sympathiques, pour de bon. Comme la grand-mère qui vole un client dans Lola, ou ici Thelma qui dénonce à Miss Bianca, l'air de rien, le manquement d'une de ses collègues (qu'elle croisera peu de temps après), ou lorsqu'elle parle assez assurément de la belle vertu de payer ses dettes, quelques minutes avant de s'enfuir devant le passage imprévu d'un usurier.