Mon embarras premier avec Killer Joe n'est pas de savoir si, par exemple, la scène KFC est possible telle quelle et/ou hautement discutable : plus simplement, le film ne me transmet ni le désir ni la nécessité d'en dépasser son déroulé immédiat. Friedkin s'amuse, il a le droit, je peine terriblement à le voir faire autre chose que se reposer sur un savoir-faire (possiblement) enviable par beaucoup.
Je recommence : j'ai pris un plaisir certain à voir le film. Pas que. Mais je ne ressens d'autre attente dans l'idée de le revoir que le bel investissement de la troupe de comédiens (1) : celui de Friedkin m'apparaît finalement si léger (malgré le brio) que s'intéresser profondément au film deviendrait totalement invalide ; je n'arrive pas à me sortir d'une impression de consommation (disons de haut vol pour ne pas trop se mépriser soi-même), quelque chose de vaguement chic et choc où le mauvais goût et la désinvolture interviennent avant tout comme nappage complice du gâteau pour cinévore en mal de tuer son temps.
Un des principaux symptômes de cette désinvolture (au sens d'investissement minimum de soi alors et non de légèreté irrévérencieuse) est par exemple le traitement du personnage de Juno Temple. La comédienne n'est pas en cause, et quiconque a vu (et aimé) Kaboom comprend d'avance la pertinence d'un tel casting (2). L'adaptation est peut-être faible sur ce point, ou la pièce elle-même, peu importe, ça n'interdit pas à Friedkin de se demander comment filmer et diriger sa comédienne pour que le final ne soit pas qu'un moment potache de plus. Mais le film ne prend presque jamais en charge (à l'exception d'une réplique artefact "sauf si on me met en colère" qui ne sonne guère plus qu'un alibi à la paresse) la part du personnage qui explose à la fin (son lointain côté "Carrie", tant bien même les motivations diffèrent, tant bien même l'ambivalence finale peut-être préservée - la suspension pouvant être aussi féconde que celle de Cosmopolis). Impardonnable faiblesse qui déséquilibre totalement la dramaturgie et le personnage : Friedkin ne semble alors garder à cœur que de ne pas rater une occasion de se rincer l'œil (3), ce qu'on n'aurait pas obligatoirement envie de lui reprocher si le personnage était respecté, dans toutes ses dimensions de Britney Spears de caravane.
Si ce ratage devient impardonnable, c'est qu'il rend alors le film fondamentalement misogyne, son (dés)équilibre particulièrement ténu s'en trouvant brisé (l'humiliation des femmes dans ce film est incomparable à celle des hommes). Mais évidemment, tout ça n'est peut-être pas très grave, et l'on aurait tort de le prendre trop au sérieux, si Friedkin lui-même s'en fout réellement, n'en a cure. Il s'amuse. Mais l'on s'amusera toujours davantage soi-même qu'à regarder quelqu'un d'autre le faire à sa place, et après Bug, et cinq ans de silence, c'est tout de même sacrément frustrant, décevant. A moins de vouloir à tout prix privilégier la fraicheur qu'il y a à être inconséquent à 77 ans. Mais il n'y a pas grand chose dans le monde d'aujourd'hui, et pas moins dans le cinéma, qui me semble manquer de cette inconséquente fraîcheur-là.
Reste qu'il y a des belles choses dans ce film, une manière de poser ou de faire monter des scènes qui m'impressionne (j'aime beaucoup ce qu'en écrit Asketoner), un sens de la dépense (plus que de l'étalage) et du malaise qui fait du bien. Mais je ne peux que m'en foutre. Aussi. L'on peut bien tous être mal élevés à bon compte.
(1) Très belle générosité de troupe, et plaisir de retrouver Gina Gershon, ou de voir McConaughey aussi en forme que dans le film - que je déteste assez - de Soderbergh. Mais, à mon avis, grosse erreur de casting sur Emile Hirsch, jamais crédible par nature et qui aurait sans doute dû alors partir franco dans la composition comme pour Harvey Milk. car Hirsch m'a l'air tout sauf mauvais comédien, et il n'est sans doute pas sot, mais il est ici terriblement appliqué, propret, trop strictement "sincère", et à une ou deux exceptions près ne semble vraiment pas jouer dans le même film que les autres. Penser qu'au théâtre son rôle était tenu par Michael Shannon peut laisser rêveur...
(2) Ce que cette jeune femme rend possible me rappelle Juliette Lewis pour le meilleur du Cape Fear de Scorcese.
(3) Fort à parier d'ailleurs que dans sa version théâtrale, la nudité de Joe a beaucoup plus de sens et de poids, ce dont le vieux papy semble presser de se débarrasser une fois l'aspect blagounette de la scène assuré.
(Billet retro-publié le 29/09/2012)