Après un premier billet évoquant une rencontre autour du film...
D'une nuit sur la ville à la nuit dans une chambre (et sur la pellicule), et des lumières devant les yeux ouverts jusqu'à celles derrière les yeux clos… Manoel de Oliveira avait réalisé Un Film parlé, titre planant sur toute son œuvre ; Un Film rêvé pourrait compléter le titre d'au moins celui-ci.
L'étrange affaire Angélica s'ouvre sur les lumières nocturnes de Peso da Régua : une ville comme une frontière imaginaire posée contre le Douro. En aval, le fleuve conduit à la ville de Porto (1) ; en amont, il laisse se déployer totalement, le long de ses rives, les vignes du vin dit de Porto. Cet amont-là, dans mon souvenir de la filmographie d'Oliveira : ce sont les terres du Val Abraham, les terres d'autres rêves et d'un autre départ (bovaryens alors).
Dans une rue, une voiture s'arrête, attend, venue solliciter un homme absent, un photographe, disons : le professionnel de la ville. Il faudra aller chercher, dans l'urgence, un amateur - on dit comme ça -, possibilité que le hasard d'une rencontre entre deux parapluies patients aura permis (2). Tandis que nous ne saurons plus rien de l'homme qui a pignon sur rue, et dont la vie poursuivra certainement son cours habituel, nous accompagnerons celui retiré dans la chambre d'une pensão alors qu'il commencera, pour de bon, à s'absenter.
La chambre de cet homme, Isaac, nous révèle (ou rappelle) une autre frontière dessinée sur la ville par le fleuve : d'un côté de sa rive, le plan inaugural nous aura montré le cœur urbain ramassé ; sur l'autre, celui que nous apercevons depuis la chambre d'Isaac, règnent les terres agricoles. (3)
D'un côté, le cœur urbain disparaîtra très vite de la vie d'Isaac, aperçu en simple image humide (comme dans un processus de développement photographique, ou l'inverse, pour lui), s'éloignant à travers la vitre de la voiture qui le conduit à son sort. De l'autre, c'est un décor peint qui nous montre l'horizon. Entre ces deux images, Isaac viendra suspendre les siennes, ses photographies, au cœur de sa chambre, ou plutôt à la lisière de celle-ci. Tout tend à la frontière, et tout tend au passage…. Celui d'Isaac, celui de sa chambre, comme passée de labo photo à chambre noire, et Isaac tombe/s'envole (dehors et) dedans.
Je ne sais pas ce qu'est la nuit, ou ce qu'est très exactement une chambre noire, encore moins le cinéma. Ça, je le sais de moins en moins, peut-être parce que j'ai l'impression de l'aimer de plus en plus et parce que je l'aime "mal". Mais peut-être qu'Isaac aime "mal" aussi. Disons qu'à sa manière il aime à mort (3), comme, à sa manière, Emma du Val Abraham, chacun dans ses rêves, et peut-être pas seulement ceux que l'on subit, mais ceux que l'on préserve voire que l'on crée : pour étancher sa soif d'enchantement et/ou d'absolu, pour reprendre les termes d'Isaac, consumant sa cigarette et observant sa fumée s'évanouir (ce plan, sa lumière !). Les vignes y aident peut-être. Peut-être les rives du Douro sont un bien bel endroit pour concilier puissance de la terre, et terre à chimères, et vie et mort, etc.
Alors il est une fois une jeune femme très belle. Et elle sourit. Et elle est morte.
Quand Isaac la rencontre, belle toujours au milieu des ombres qui la veillent, elle reposerait presque encore sur la grande frontière, entre la vie et la mort, juste avant de retourner à la terre. Ou de s'envoler. Comme une innocence qui retrouve ses terres sur un visage, plus aisément encore parce que la défunte est jeune, et que son corps ne porte aucune trace de souffrances ou de vieillissement. On peut y croire. Et le visage vierge (comme la page, j'entends) permet toutes les projections, et alors, aisément si la beauté s'en mêle, pourquoi pas celle de la passion.
Isaac tombe amoureux, et c'est une belle chose que d'en incarner un instant la part d'effroi. Le temps du film est celui qui sépare encore cet instant de celui où l'effondrement s'actualise physiquement. Isaac finira, nécessairement, par y courir.
Il y a quelque chose comme ça, de très mortifère, dans le dernier film d'Oliveira. Mais s'y déroule dans le même mouvement tout le contraire : la force de vie de l'acte créatif. Envers et contre tout. Un enfantement. Le film préservera sa double quête jusqu'à la fin, jusqu'à extinction des feux, peut-être au-delà.
L'étrange force du film est aussi d'enchanter le chemin d'Isaac, alors que celui-ci ne peut, narrativement, en restant honnête, qu'être extrêmement simple, sans alternative. J'aime beaucoup comme Erwan parle de la distribution des lieux, du fait que chacun a sa place dans le monde, sauf Isaac, qui ne cesse d'aller d'un endroit à l'autre, d'une rive à l'autre, etc… Et cela me fait penser aussi à cette conversation autour d'un pont qui ne sera finalement pas construit. Isaac continue de circuler - ou le tente (quand bien même il y serait condamné) - dans un monde où ça ne circule plus, où chacun est vissé à sa place, dans tous les sens du terme. Mais dans le même temps, et c'est un de ses vertiges, Isaac ne ferait que déplacer sa chambre avec lui, partout ; Isaac et la tortue, Isaac est la tortue. Et la puissance du cadre, l'extrême tension des plans (4), exacerbées dans son petit logis, s'ancreraient de plus en plus profondément partout où il va, en particulier dans la Quinta où il rencontra Angelica : ainsi ce plan, magnifique aussi je trouve, parachevé par le bocal au poisson couleur de fruits d'orangers, petit bain de développement où le réel s'inverse.
Alors se multiplient les rimes, entre fenêtre, portes, embrasures, miroir (légèrement déformant), nourrissant le leitmotiv du passage, rendu d'autant plus obsédant par la fixité des plans. Et quand, tout à coup, la caméra se fait elle-même mouvement, les plans et Isaac entrent en éruption : le travelling latéral sur les photos, ou le moment fou où Isaac photographie la terre, battue par la machine, et peut-être nous aussi. Ces plans dialogueraient également avec une promenade terminale sous des orangers, ou une arrivée à Venise depuis un lit de mourante dans Le Miroir magique.
Cela dit, la forme de sidération que j'éprouve régulièrement devant des plans d'Oliveira n'est pas nécessairement liée à la mise en mouvement de la caméra elle-même (5). Le mouvement extrême au sein du champ, qu'enregistre la caméra, presque sans ciller, accentue différemment le bouleversement ou l'achèvement à l'œuvre : la désarticulation finale d'une jeune fille blonde ailleurs, le détachement d'une âme ici.
Bref, j'ai peu à dire, et tout a déjà été écrit. Mais j'aime songer encore quelques lignes... à une fleur qui m'a cueilli au sein d'images déjà stupéfiantes de beauté souriante... au drôle de trio progressif d'un oiseau, d'un chat et d'un chien... à une chanson qui rythme le temps du travail et l'aide aussi à passer... au son d'un camion qui rattache violemment le contemporain à l'intemporel (ou presque) en même temps qu'il nous en arracherait... à tant de choses en fait, jusqu'à la dualité matériel/immatériel des images et singulièrement celles du cinéma... jusqu'à ce que cette dualité gagne un corps (6)…
... jusqu'à tous les fantômes. Et depuis eux.
(1) Vieil adage portugais : Lisbonne s'amuse, Coimbra chante, Braga prie et Porto travaille.
(2) J'aime beaucoup cette scène où le temps pris permet à quelque chose d'advenir, comment l'homme qui marchait écoute et intervient à la fin de l'échange, comment la femme au balcon attend à son tour que la discussion arrive à son terme, le tout sous la pluie. Là commence à se jouer, depuis la politesse, les oscillations d'une membrane très perméable séparant l'attention de la surveillance qui s'amplifieront au cœur de la pension et des sollicitudes de sa maîtresse.
(3) Je n'ai pas encore retrouvé la référence de ces propos du cinéaste : "L'amour est abstrait et absolu. C'est-à-dire, la vraie passion entre deux êtres est si violente qu'elle ne les laisse même pas avoir d'enfants. Ceux-ci représenteraient une distraction face à l'amour absolu. L'amour absolu est le désir de l'androgynie, l'envie de deux êtres de s'unir en un seul. C'est un désir impossible mais réel. Tout est violent ici, c'est un film extrêmement violent. C'est une violence beaucoup plus grande que celle de mes films de guerre, où la violence est plus ou moins calculée : elle est réelle, elle tue. C'est une violence de l'individu, de la personne.". Je me souviens que c'est dans Le Val Abraham que l'histoire de l'Androgyne est contée, ce qui renvoie aussi à la dimension profondément asociale de la passion, comme d'autres formes d'amour et/ou de désir.
(4) La puissance des cadrages et des plans fixes, sans véritablement comparer, m'évoque celle de Pedro Costa : tout autre chose dans les deux cas que le "au cordeau", souvent plus démonstratif et esthétisant. J'ai régulièrement l'impression qu'il y a des rapports très forts entre les deux réalisateurs, des rapports à la fois étroits et très opposés, par exemple aussi dans le fait de filmer la parole comme un acte. Je crois que cela dépasse la simple perspective d'un français face à deux réalisateurs portugais.
(5) "Je n'ai pas besoin de ces films qui contiennent 400 plans, avec un montage frénétique et une caméra agitée. L'autre soir, j'ai vu un film de Manoel de Oliveira, Douro, Faina Fluvial. Il y avait peu de dialogues, l'histoire pouvait se comprendre par le seul enchaînement des plans. C'est en voyant de tels films que l'on se rend compte de la puissance d'un plan de cinéma. Quand on repense aux films de John Ford, on ne se souvient pas tellement des bagarres, on se souvient des plans : par exemple, Henry Fonda dans La Poursuite infernale croisant et décroisant ses jambes sur son balcon avec Monument Valley en toile de fond ; ou John Wayne s'éloignant dans le cadre de la porte à la fin de La Prisonnière du désert. Ce sont des détails de ce genre, très simples, qui marquent durablement le spectateur. Aujourd'hui, il y a cette tendance à en mettre plein la vue. L'équipement est plus sophistiqué, plus léger, plus rapide, alors on en profite, souvent trop.". C'est Clint Eastwood qui parle, dont l'Au-delà n'est pas étranger à une tentative de réenchantement d'un monde par ailleurs insondablement noir.
(6) J'irais bien revoir du côté du silence des hallucinés de Kioyoshi Kurosawa ou de celui de leurs fantômes, et parfois même, l'évanouissement des couleurs.
PS : comme je ne connais rien au judaïsme, et presque rien à l'histoire du judaïsme au Portugal, ce n'est pas un aspect du film que je perçois intimement, malgré son importance évidente. Il en est notamment précisément question dans ce post.
PPS : sans oublier ce billet de Buster, je suis très tenté de finir en passant par là…