Edit du 8 avril : complément de programme en fin de billet.
Au cœur de la séquence magnifique de l'escapade à la villa délaissée, il y a cette courte promenade où le couple se distance très vite dans une impasse de verdure. La femme s'éloigne, et nous la voyons de face : elle a un geste précis et sur ce geste se raccorde un plan rapproché. Et c'est comme si la séquence avait été tournée à deux caméras : on reprend très exactement à l'endroit de ce geste, qui se rejoue, cette fois depuis son point de vue à lui, elle est de dos, s'éloignant. Il ne voit pas vraiment. Alors s'ensuit un travelling attaché à son regard à lui, il regarde, il regarde, le champ est régulièrement bouché, il continue. Il ne voit pas. C'est là qu'on sait qu'il ne voit pas. C'est une confirmation. Il ne voit pas du tout ce qui se passe. Elle lui échappe totalement.
On venait d'en avoir le pressentiment lors des retrouvailles avec la maîtresse, à la salle des ventes. Cette femme s'avance vers lui, n'en finit pas de s'avancer jusqu'à ce que seul ses yeux à elle occupe l'image. Et plus elle s'avance, plus elle est indéchiffrable, contexte oblige aussi (une réapparition soudaine). Mais là, on est avec lui.
Tout juste encore avant, il y avait eu l'avertissement de ce voile à épingler sur un visage. Il ne voit rien. Même quand il regarde. Il faut dire que lui, quand il regarde : on le voit. Il est parfaitement déchiffrable son regard, il ne se cache pas (voir même la scène dans le vestiaire d'escrime avec l'amant).
Il faut dire aussi qu'il dit tout. Qu'il dit trop. Que masque-t-il ? Il peut même pleurer. Qu'il soit une bombe à retardement où son corps vient contredire ses convictions n'y change rien : cela, il ne le masque pas non plus (la jalousie, l'escrime avec l'amant rejoué avec le frère).
Porté par l'assurance de qui a reçu tout pouvoir sans questionnement, jusqu'à la beauté, jusqu'au charisme sexuel, tout ce qui lui passe par la tête, il le dit, il le fait. Sans malice. Lui ne sait pas que la scène de reprise sexuelle s'ouvre sur un reflet. Est-ce qu'il se voit dans le landau quand le miroir les unit et qu'il va répéter son dernier geste ? Ce geste qu'il veut clair et qui dans le même temps n'est peut-être rien d'autre qu'à son tour devenir une énigme pour les autres. Mais je n'en sais rien.
Le film de Visconti n'est jamais rassurant. Il n'autorise pas d'espace de confort. La joie peut naître de la splendeur de certains plans mais je reste étonné, un peu sonné, de voir un film aussi adulte, un film pré-triomphe de l'entertainment qui n'a que faire des opérations de pré-machage, de séduction ou de flatterie. Je me suis senti très hésitant (mais pas perdu), très seul (mais pas abandonné), très défié (mais pas intimidé) devant L'Innocent. Très vivant.
PS : à un moment je jette un œil pour voir s'il y a des billets sur le film sur le web et je suis surpris par la bien-pensance simpliste de la quasi-totalité, ce qui me semble totalement à côté de la plaque. Il y a le très court billet publié aux Inrocks (en 1976... amusants jeux du net) qui ne dit pas grand chose mais qui me semble carrément moins à l'ouest.
Edit du 8 avril : L'ami JM confie, via les commentaires, ses notes prises lorsqu'il a découvert ce film il y a quelques années. Je les reproduis ici :
"Je retiens en priorité cette scène où le mari pose le journal annonçant la mort de l'amant de sa femme sur le plateau du petit déjeuner qui lui est destiné. Il attend quelques instants et entre dans la chambre pour voir la réaction de sa femme. Celle-ci a le visage impassible mais le spectateur sait qu'elle cache son chagrin. Cette scène est d'une rare violence, la femme se fait violence pour ne pas exprimer ses sentiments et le mari attend qu'elle craque, ce qui n'arrivera pas. Visconti, comme dans le film précédent parvient à nous captiver encore une fois en s'intéressant (cad en filmant) au plus près ses personnages et en ne tombant pas dans le piège de la pause dans les décors grandioses. Il nous captive comme on est captivé à la lecture d'un grand roman, il nous retient par la destinée de ses personnages tragiques ! Voilà encore un homme qui se révolte contre la société dans laquelle il vit et qui se suicide à la fin du film. Quelque part, "L'Innocent" semble étroitement lié au précédent film de Visconti : "Violence et passion". Au tout début du dernier film de Visconti, la main d'un vieil homme feuilletant les pages d'un livre vient rappeler le personnage interprété par Burt Lancaster dans "Violence Et Passion" qui lit beaucoup, et ce jusqu'au dernier plan où il est, dans son lit, mourant. Cette main qui tourne les pages, pourrait être celle du professeur. A moins que ce ne soit celle de Visconti lui-même ? A la fin de "L'Innocent", Tullio dit froidement à son amante que le jour où il sentira que sa vie ne vaut plus la peine d'être vécue, il en finira. Elle lui répond à peu près "qu'on dit cela et puis qu'on finit bien par se laisser vieillir" - Tullio se suicide alors devant elle. On retrouve dans les propos de la jeune femme et de Tullio le contraste de situation des personnages de "Violence Et Passion". Le professeur qui vieillit bien tranquillement dans la solitude de sa retraite et le jeune révolté Konrad, "écoeuré" du monde, qui met prématurément fin à ses jours.
Comme au dessus de toute l'œuvre de Visconti, toujours la mort qui plane : ici encore choisir la mort comme rendez-vous qu'on fixe soi-même, ou fixé qui prend sans prévenir dans l'exercice de la vieillesse."