Seul le film contient plus de ***SPOILERS*** que ce texte.
Les lectures de l'histoire au sein des Marches du pouvoir divergent beaucoup, y compris en France (1). Il est souvent réjouissant qu'un scénario permette les interprétations multiples, et c'est logiquement le cas ici puisqu'il s'appuie (au moins) autant sur ces ellipses que sur son explicite - ce qui me semble assez rare aujourd'hui à Hollywood -, et sur des personnages, et leur ballet, relativement complexes ou inaccoutumés.
J'ai donc besoin de dire un peu, et à un tout premier niveau, ce que je vois de l'histoire et des personnages qui la peuplent, d'autant que si je ne doute pas qu'il y ait d'autres lectures possibles, je ne comprends pas du tout celle qui ferait légion (tant bien même rien d'un peu attentif n'ait été écrit sur le film à ma connaissance) et qui se résumerait à : Clooney fait un film politique, et il est désabusé, et on s'emmerde, parce que c'est pas bien original d'être désabusé, et c'est pas bien intéressant de faire un film politique depuis la nostalgie des 70's en version cynique contemporaine. Je vais vite, mais ça donne surtout lieu à des articles expédiés sur le mode du circulez-y-a-rien-à-voir.
On peut aussi remarquer que le film en question n'est pas vraiment plus politique qu'un autre : simplement, il se passe dans la classe politique, mais pourrait tout aussi bien se dérouler ailleurs, au moins dans pas mal de sphères où se recroisent enjeux certains de pouvoir et professions de l'ombre, à commencer par Hollywood. En outre, le centre nerveux du film ne me paraît pas tant le milieu où il s'inscrit que son protagoniste principal : le mélange de densité et de béances du récit n'est pas au service d'une construction de type thriller (qui serait alors évidemment faible bien que rondement mené) mais bien plus simplement et efficacement d'un portrait.
Récemment ressortait en salle Portrait d'une enfant déchue qui procède ouvertement par fragments via une forme dite moderne. Au moins depuis son second film, Good Night and Good Luck, le réalisateur George Clooney évolue dans ce que l'on appelle, je crois, le classicisme ou bien le néo-classique - comme, à sa manière, l'acteur-réalisateur en maître : Clint Eastwood. Son dernier film procède pourtant tout autant par fragments que celui de Schatzberg, par blocs successifs contribuant au portrait sans le "résoudre" : la comparaison s'arrête là mais le fait que ces derniers s'enchaînent chronologiquement et soient extrêmement ramassés dans le temps n'y change fondamentalement rien.
Ce qui préside au découpage de ces blocs, et aux ruptures ou ellipses qui les séparent parfois (avec une fluidité et une pertinence qui m'impressionnent), n'est que la réalisation du portrait de Stephen Meyers (Ryan Gosling), pour ainsi dire de toutes les scènes : Les Marches du pouvoir n'en propose presque pas sans lui ou dont il ne soit au moins et in fine le puissant hors-champ - ce qui donne alors au film certains de ses plus beaux moments. Ainsi de l'éviction finale de Paul Zara (Philip Seymour Hoffmann), avec son premier hors-champ (l'échange avec le candidat) caché dans le champ via l'impénétrable voiture, ne nous laissant alors presque plus qu'en la présence invisible de Stephen Meyers, de son pouvoir étendu.
Si le portrait me semble particulièrement beau et fort, c'est qu'il atteint les fragiles points d'équilibre entre simplicité de la ligne et complexité du matériau, précision du regard et irréductibilité du modèle (ni caricaturé, ni schématisé, ni véritablement "résolu", tel celui du top model jouée par Faye Dunaway). Entre la première et la dernière séquence du film, Stephen Meyers a certes basculé, mais : en lui. Il n'y a pas de rupture radicale, et pas de véritable explication : il y a accélération d'un mouvement (commencé avant la narration) jusqu'à ce que celui-ci provoque un changement d'état, comme en physique. Le processus est anti-spectaculaire au possible - les climax potentiels sont le plus souvent passés en ellipses fertiles - et d'essence tragique : c'est une marche continue jusqu'au point de non-retour.
"I don't have to play dirty anymore. I've got Morris"… La carrière de Stephen Meyers n'a pas commencé avec la candidature de Mike Morris (George Clooney) à l'investiture démocrate. C'est un homme particulièrement brillant et ambitieux : les premières rencontres avec la journaliste Ida Horowicz (Maria Tomei) et avec le directeur de campagne de la partie adverse Tom Duffy (Paul Giamatti) servent aussi à nous le rappeler. Il en a déjà beaucoup vu, en coulisse, comme il le confie lui-même. Les Marches du pouvoir ne m'évoque pas le portrait d'un enfant déchu, d'un idéaliste tombant des nues et découvrant des noirceurs insoupçonnées. Loin de là.
Meyers n'est pas non plus un personnage caricatural au service d'une démonstration programmatique : la singularité tient en ce que le récit commence lorsqu'il est en plein "état de grâce". Cet état de grâce, c'est Morris. Meyers croit en Morris, totalement : en sa capacité de changer les choses ET en sa capacité extra-ordinaire de remporter les élections présidentielles face aux Républicains (emmenant dans son sillage Meyers aux plus hautes fonctions qu'il puisse envisager). Les deux aspects coexistent intensément chez Meyers, dès le début du film, et son basculement se signale comme la victoire progressive mais écrasante de l'un sur l'autre. Simplement : le récit s'ouvre au moment de sa vie où son ambition - sa volonté de pouvoir - peut se mettre, avec Morris, au service de ses meilleures intentions.
Depuis l'état de grâce confus à la machine de guerre implacable, la précipitation de la chute, servie par la sécheresse de la narration et de la réalisation, évoquerait alors la déflagration d'un coup de feu, mais porté avec un silencieux : la douleur sera mate - très singulier ton du dernier mouvement du film, connecté à l'implosion de Meyers. De nombreuses œuvres nous ont habitués aux grands cyniques avérés et conscients d'eux-mêmes, en figures faciles et repoussoirs du Mal. Ce qui devient intéressant ici, et redoutablement juste, est que Stephen Meyers entretient d'abord une inconscience relative quant à la réalité de ses actes : il y a simplement malaise, petits arrangements avec soi. Mais dès ce premier mouvement du film, avant les grandes crises, avant la condensation tragique de sa personnalité, au moins deux moments-clé annonçant le désastre ne devraient être ignorés.
(… suite et fin assez vite, j'espère)
(1) Je ne peux pas m'empêcher de penser que "l'affaire DSK", dont j'ignore comme tout non-initié la réalité, aura totalement parasité la réception de ce film, dont l'histoire n'évoque pas ce type d'affaire particulièrement trouble. Ce sont à des scandales du type "l'affaire Clinton" qu'il faut revenir… si tant est que sur ce point nous soyons encore capables même en France d'avoir une réaction différentes des républicains états-uniens. Stephen Meyers, lui, ne saurait être humainement effondré par ce type de "découverte" (j'y reviendrai sans doute).