Le chagrin d'un regard où luit encore une braise de joie : elle ne cesse de le creuser, le fond de l'œil se consume de plus en plus profond ; le visage s'oblique.
Et je n'ai pas envie d'écrire sur Ludwig, mais… Je n'avais jamais vu ce film de Visconti, comme quelques autres encore, jusqu'à cette reprise du mois d'août. Je ne sais de l'histoire de Louis II de Bavière que quelques échos flous et lointains toujours associés à d'autres noms, et dans le même mouvement ce nom existe pourtant, un peu mystérieux ; je pensais que j'irai lire un jour à son propos…
J'irai lire un jour. Là, il s'agit d'autre chose, et cela (me) fait du bien, que d'un biopic de Louis II de Bavière : Visconti peint, par blocs (faute d'un meilleur terme) libres de transitions mais lacérés par les témoignages face caméra, un portrait de plus en plus vertigineux de Ludwig. Mais je n'ai pas envie d'écrire sur Ludwig, même pas sur la post-synchronisation, son déport vers l'italien pour de nombreux interprètes, la table d'un repas qui disparaît comme dans une trappe de théâtre, une impératrice dans un cirque qui fait marcher son cheval de côté, toutes ces choses qui tendent à…
Et j'ai vu le film deux fois cette semaine, à des horaires que j'évite d'ordinaire scrupuleusement pour risque d'affluence, et dans une bonne salle il me semble : il y avait si peu de gens, et encore moins de plus jeunes que moi. Les nuits en extérieurs dans ce film ! Ce n'était pas comme ça quand j'étais plus jeune moi-même : ce n'est pas si loin, je m'en souviens bien. Mais je reste dans la joie que le temps pris cette semaine en compagnie d'un tel travail m'a insufflé.
Ludwig se cravache à la spectaculaire beauté de l'amazone autrichienne. Ludwig étreint le grand fou dans la petite chambre. Ludwig braconne des éclats nus et lunaires de jeunesse virile. Ludwig enlise le regard qu'on lui porte, tel un Midas qui transformerait tout en ombre. Ludwig me hante.
Un extrait que j'aime beaucoup du dossier de presse pour cette reprise :
"La magnifique réussite du film est indissociable de son interprète. Helmut Berger trouve ici bien plus qu'un personnage : Ludwig est tout simplement le rôle de sa vie. Il y a quelque chose de miraculeux dans la façon dont Visconti suscite l'identification. Berger est Ludwig, jusqu'au bout des ongles et le restera, comme une illustration indépassable, comme une projection si parfaite qu'elle se superpose au modèle, indélébile. On reste muet devant le bonheur d'inspiration - qu'il n'a plus retrouvé depuis - dont fait preuve le comédien pour exprimer la moindre nuance de l'égarement du roi sans jamais rien perdre de sa force intérieure, de son autorité. La métamorphose physique d'une vieillesse prématurée, les outrances, les moments d'absence, tout cela est rendu avec une grâce proprement shakespearienne qui ne tient pas pour peu au génie d'un acteur n'ayant pas hésité à se consumer lui-même dans l'affaire. Je n'en finirais pas d'énumérer les instants de pure magie qui ponctuent le film, la magnifique scène du couronnement ou le monologue de Durkheim, sommet d'un dialogue constamment remarquable. La visite des châteaux déserts, inutiles, par Elisabeth, est un autre moment d'anthologie, de même le voyage avec l'acteur Kainz. Mais le film de Visconti est tout aussi audacieux par ce qu'il choisit de ne pas montrer que pas ce qu'il dévoile. Tout est vu pas le prisme de Ludwig et par lui seul."
Olivier Assayas. Cahiers du Cinéma 1983.