En revoyant Habemus Papam, je m'amusais soudain d'y trouver une manière inattendue d'embrasser (même si du bout des lèvres, et avec espièglerie) le film d'horreur (sans oublier que je n'y connais rien aux "genres"). Quelque chose au Vatican aurait à voir avec la maison hantée - un des dérèglements initiaux est une panne de courant, funeste et classique présage, plongeant une première fois le Vatican dans les ténèbres -, ou le film de fantôme(s) via ce spectre que devient le pape, que l'on tentera même d'incarner par jeux d'ombres et de rideaux. Et puis, peut-être, le film a comme un parcours de train fantôme plutôt joyeux, avec les pérégrinations de Piccoli-Melville qui se cherche dans la ville, Melville enfermé dehors, au dehors de lui, dépossédé… peut-être que c'est une dépossession… il faut l'inorciser !
Plus sérieusement, à l'annonce des résultats de son élection, les autres cardinaux convergent vers le nouveau pape, qui ne fait donc plus partie d'eux maintenant tant bien même il partage encore leur tenue, et c'est bien l'horreur de cette "exclusion"-là qui semble monter. Le motif revient un peu plus tard quand tous s'approchent à nouveau de lui (peut-être après qu'il se soit échappé) et me rappelle alors fortement des body snatchers encerclant quelqu'un, mais pour ainsi dire en pire, puisque les mêmes codes de mouvement conduisent ici l'individu cerné à réaliser que le body snatcher, c'est lui (les autres cardinaux n'ont pas changé, c'est son corps à lui qui est investi).
Je me souviens aussi comme le cri terrible de Melville, qui coupe court à sa présentation officielle, ne me saisit pas tant par un côté animal que par un côté "bébé qui naît", avec sa peur et/ou son désarroi propre... Je ressens encore l'effroi qui règne dans la scène de recul sur le balcon, avec les seuls rideaux flottants pour vrais témoins du massacre. Le recul ne serait pas différent face à un monstre surgi soudain et que l'on commencerait juste à reconnaître comme tel… Je repense même aux cauchemars du cardinal qui prend pourtant des tranquillisants diablement puissants, qui appelle sa mère en dormant, et c'est amusant, mais pas seulement.
Voilà bien de petites élucubrations qui semblent peut-être tirées par les cheveux tant le film est lumineux, léger, drôle et plutôt chaleureux dans sa forme, et dans son ton. Mais cette joyeuse humeur à suivre l'œuvre, pour peu qu'on y adhère, n'empêche pas la peur d'être le principal moteur de la fiction ou des personnages. Il y a bien sûr celle qui tenaille les cardinaux (passée celle d'être élu) face à la situation, à son risque, à son inenvisageable issue, mais surtout, je crois : il y a celle de Melville, la peur de l'imposture (j'ai envie de dire " la belle imposture ").
[Et nunc habemus ***SPOILERS***]
C'est pourquoi je trouve que l'idée de situer en désir premier de Melville l'envie d'être comédien est belle : c'est peut-être sur cette condition-là (la condition d'être comédien) que la peur de l'imposture est la plus essentielle, consubstantielle. Là, je me dis aussi qu'il faudrait que je lise Le Paradoxe du comédien de Diderot, rêvant que c'est de cela dont il s'agit, je n'en sais rien. Je pense simplement à ce paradoxe apparent de cette peur de l'imposture du comédien qui passe (historiquement du moins car ce n'est plus nécessairement si vrai) par le propre de l'imposteur : mettre un masque. Cette "autre" imposture, celle de l'imposteur (celle du Meek de Kelly Reichardt), parcourt également le film. C'est pourquoi j'aime tant aussi la séquence télévisée à laquelle assistent Melville et la troupe de théâtre : celle de l'homme démasqué en ce qu'il prétendait avoir quelque chose à dire… et rien. Et c'est tout l'humour de cette scène de nous montrer l'embarras, et presque la solidarité du journaliste avec sa soudaine victime, nous rappelant alors combien la télévision n'est surtout, surtout, pas là pour démasquer ! Alors c'est sur les fils ténus et entremêlés des impostures que tout le film semble courir, en funambule incroyablement gracieux, et déjouant les cynismes, jusqu'à l'étourdissement que provoque la scène de la première révélation publique que Melville est le pape : cette scène dans un théâtre, ou le spectacle doit s'interrompre car il est bel et bien dans la salle, où il s'agit de faire cesser l'imposture de quelqu'un qui se prétend civil alors qu'il ne l'est plus, scène étonnante de douceur et de violence profonde du dévoilement ; ce n'aurait pas été rien déjà, pour MOIJE, si le film s'était arrêté là.
Mais s'il en est fini des impostures et des peurs, le film n'a encore rendu ni l'âme, ni les armes, et c'est un comble de l'intelligence de Moretti que d'avoir trouvé le chemin possible pour sa fin extra-ordinaire, portée par un Michel Piccoli extra-ordinaire, de l'accomplir sans le faire contre son personnage, sans l'exploiter bêtement. Il fallait que l'inouï soit rendu possible de son point de vue aussi, et sans lâcheté : et tandis que cet homme, à nouveau homme, aura suivi l'encouragement d'exposer (et publiquement) ses blessures à son Dieu, nous voilà encore émus pour lui et enfin sidérés par l'horreur révélée du pouvoir dans toute sa nudité, cette horreur dont plus personne ou presque ne semble vouloir nous entretenir.
PS : et voilà l'ami Eeguab, Morettiste s'il en est, qui publie également aujourd'hui son billet sur Habemus Papam. Je savais ce que représentait le 6 6 6, et m'interroge maintenant sur le 11 11 11 !