*** Total Spoiler Attitude ***
Passés prologue et introduction, le générique de The American pose un des principaux leitmotiv du film : Jack/Edward/Eduardo conduit. Cette scène de l'homme au volant restera caractérisée par l'impression de sur-place que génère un tunnel trop long. Pourtant : quelque chose est en mouvement. Presque malgré soi.
MOIJE trouve poignant ce nouveau parcours de l'acteur George Clooney, aussi par sa forte connexion avec ses deux autres grands rôles - je n'écris pas grands films -, Solaris et Michael Clayton. Quand il ne fait pas ses numéros de charme - Ocean's et consorts - ou de comique - essentiellement chez les Coen -, la star s'entête à incarner ce mélange trouble et dépressif de tentation absolue de l'inertie et d'irrépressible résistance du vivant : l'impossibilité d'être mort, tant que le corps ne l'est pas. Chris Kelvin, Michael Clayton et l'américain sans nom diffractent une même figure spectrale de l'absence à soi et son impossibilité, tant bien même l'on se cantonnerait à être chair à chimères, chair à fric ou chair à canon. Chris Kelvin ne se demandait pas : "Am I alive or dead ?" uniquement pour des commodités métaphysiques ; Michael Clayton ne se plaisantait/présentait pas in extremis : "I'm Shiva. The God of death." par pur jeu. Cette fois davantage encore, tueur professionnel oblige - donnée efficacement acquise en ouverture -, George Clooney porte haut l'art du silencieux, via une puissante et non spectaculaire intensité physique : ses pas mêmes, ici, ne feront plus de bruit (beau moment de la poursuite déchaussée).
Cette défaite - au sens aussi où le personnage est dé-fait -, au moins provisoire, de ces trois hommes que nous rencontrons à chaque fois après leur déflagration intime, trouve ici sa parfaite caisse de résonance - et alors de pure implosion - dans la conduite du récit que délivre Anton Corbijn. La trame a beau être d'un classique épuisant - ce qui peut être bienvenu ici, malgré un lot de maladresses (efficiency old-school et fatigante du personnage du prêtre) ou d'invraisemblances (la trop grande beauté de Violante Placido) certainement dispensables -, elle s'appuie sur un très singulier flou permanent : il n'y aurait pas d'instant précis où les choses, les actes, les idées, les sentiments, se déclenchent. Il ne serait pas raisonnable d'affirmer avec certitude à quel moment exact Pavel décide de se débarrasser de Jack, à quel moment le prêtre sait à qui il a affaire, à quel moment Edward se convainc de l'innocence de Clara, etc. Les ressorts les plus simples se démultiplient (et le marteau d'une cloche peut couvrir le son d'un tout autre marteau), derrière la pure linéarité d'un récit pour ainsi dire basique, donnant au film sa sombre et glissante beauté, son fragile éclat de fantôme, à l'instar du personnage à la fois éclatant de précision dans ses actions muettes et tueur flou.
L'étrange harmonie de cette œuvre au rythme lent, marqué par le silence et des alternances chromatiques simples et nettes (rouge d'une chambre, bleu froid de bistrots, doré des pierres taillées sous les lumières nocturnes, etc.), réside alors dans cette quasi-impossibilité de recourir à des termes tels climax ou anti-climax pour en qualifier les principales vibrations, même lorsqu'elles s'arment de romanesque comme pour le finale. Le certain et l'incertain sont si intimement mêlés que cette chroniques d'une mort annoncée échappe à la programmatique comme au poids du calcul pour laisser se déployer tragédie et paix, chacune certaine et incertaine. Dès lors, même la toute fin, et quelles que puissent être ses visées émotionnelles, reste irréductible, voire malaisante. Car un american, nous rappelle ce satané prêtre, c'est aussi celui qui pense qu'il peut échapper à l'Histoire, qui ne vit que pour le présent. Et le présent, au croisement du bouddhisme new age et des croyances libérales béates - quoi de plus purement libéral qu'un tueur à gage ? -, n'est que l'aboutissement des actes et des pensées qui l'ont invité : il est l'accouchement perpétuel de l'épuisement progressif de l'histoire qui y conduit. La catastrophe, qui commence là où ton destin cesse de t'appartenir, n'y a pas droit de cité. Cette logique serait pourtant ici tout autant à l'œuvre que sa contradiction. Le point d'arrivée n'est pas romantique, l'amour et la mort y attendent tous deux, mais distinctement. Il faudra le vœu, ou pas, de chaque spectateur, pour décider si l'american a suivi sa route vers l'un(e) plutôt que l'autre. Tout autant ne s'agirait-il que de choisir quelle femme regarder lorsque l'on peut enfin fermer les yeux : dans le même temps, l'homme n'aura fait que construire l'arme censée le tuer, quitte à la renverser, quitte à échouer incompréhensiblement (et donc réussir ?) via une sorte de deux-ex-machina. Rien n'empêche évidemment de prendre l'histoire à la lettre, et de ne croire alors qu'en la catastrophe, mais son contrepoint ne se laisse pas oublier pour autant.
Au fil du temps imparti, l'american découvre autant de traces et d'indices de sa mort (impossible avant l'heure donc mais son masque est là) que de sa vie (progressivement désensevelie et c'est la lente renaissance d'un visage), ce qui n'est pas sans m'évoquer The Ghost Writer, dans l'idée où le tueur ici coïnciderait à la fois, dans le même mouvement, avec le nègre et avec l'écrivain déjà mort du film de Polanski. Amusant de penser que là, un livre tuait franchement, alors qu'ici, il aurait pu sauver la vie. Ici, on meurt avec le regard, par un pare-brise, par un viseur, et l'on fait du shooting pour de bon. Mais je dérape, il y a tant de lacets : ils vont et viennent entre Jack, Edward et Eduardo, entre Mister Butterfly et Signore farfalla. Et puis, avant peut-être d'avoir révélé son nom ou de l'être devenu, le visage s'est tu.
PS : quelle que soit la durée concrète de leur rôle respectif, et même si le cœur des trois films tient dans l'agonie/renaissance d'une ombre, que je m'amuserais maintenant à nommer le dé-faîte d'un homme, il ne me semble pas anecdotique de noter que l'accomplissement de ces parcours n'est permis que par le contact avec des femmes bien plus denses et complexes que les stéréotypes hollywoodiens habituels, et impeccablement incarnées dans chaque cas. J'espère donc bien revenir un jour sur Natascha McElhone et Solaris, Tilda Swinton et Michael Clayton. La profonde ambivalence de The American s'exprime alors aussi via un duo : Thekla Reuten (Mathilde), l'alter ego, à laquelle reviennent deux des plus brillantes scènes du film (la livraison de l'arme et auparavant le test dans la nature, peut-être la plus belle séquence via sa charge érotique très haute tension), et Violante Placido (Clara), l'amoureuse, exaltante et magnifiquement directive (l'invitation au restaurant, la scène du restaurant elle-même). Le dernier mot, au moins dans le film, de l'une est "Jack", celui de l'autre, "Eduardo" ; et cela tend encore à brouiller le sens du dernier "Eduardo" crié…
PPS : ne pas manquer les billets d'Asketoner et d'Erwan Desbois sur le film.