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20 janvier 2014 1 20 /01 /janvier /2014 22:55

 

 

Mes Séances de lutte - Jacques Doillon (01)

 

 

 

Le nouveau film de Jacques Doillon a un côté slow burn dont j'imagine qu'il peut décourager pas mal de monde. Il peut pourtant finir par faire de sacrées étincelles. Si le duel oral peine à (me) convaincre totalement - sans le trouver honteux sous prétexte qu'il ne sonne pas "quotidien" -, le tâtonnement des séances physiques permet peu à peu des élans plus qu'inaccoutumés, voire inouïs (un ultime moment-clé en particulier me sidère). 

 

Chez David Cronenberg, je croise souvent des femmes qui ont profondément une longueur d'avance - qu'elles le formulent ou non - sur les (anti-)héros (qui passent certains films à tenter de les rejoindre, parfois avec "succès"), et c'est une des joies peu communes que je trouve aux histoires qu'il choisit de raconter. Je n'ai récemment vu que La Vénus à la fourrure - autre joute aux dialogues à double piqûre - de Polanski qui s'y risque. 

 

Mes Séances de lutte ne s'intéresse pas à Vénus (ni aux dérivés de Sacher-Masoch d'ailleurs) et la force/intuition première de la femme ne nous renvoie pas non plus à des imaginaires type "l'insondable mystère féminin". C'est beaucoup plus humain-très-humain que ça et c'est ce qui achève d'émouvoir, tant le pari, si simple soit-il, est finalement peu tenté. 

 

Le film tente d'ailleurs énormément, comme ses personnages, ce qui (me) fait beaucoup de bien. Et si la grâce n'est donc pas toujours au rendez-vous des dialogues, elle l'est souvent concernant la mise en scène : il suffit de repenser à l'incapacité généralisée de filmer des scènes dansées ces dernières années pour remercier Jacques Doillon de l'intensité préservée de ces riches corps à corps. Remarquable travail de James Thierrée et Sara Forestier, je les trouve magnifiques !

 

 

 

 

 Love Battles - Jacques Doillon (02)

 

 

 

 

***SPOILERS***


 

On dirait que le film de Doillon exauce le "vœu" de Jennifer O'Neill à la fin de L'Innocent de Visconti de voir les hommes accepter que les femmes marchent simplement côte à côte avec eux sur la terre (libérés de la dialectique piédestal/humiliation). Alors on peut se sentir sortir d'un tel film vaincu et victorieux à la fois. Plus exactement : désarmé et solaire. Comme l'éclat de rire de ce jeune couple dans son fragile mais heureux triomphe. Triomphe de l'amour : juste un homme, juste une femme, certes pas n'importe lesquels, et qui se trouvent, et pour de bon, chacun s'étant littéralement coltiné l'autre (devant évidemment surtout se coltiner soi via l'accompagnement nécessaire de l'autre). Du possible. Egalité et altérité comme... presque jamais au cinéma. Match tout sauf nul. 


 

 

 

 

 

Avant-goût d'un entretien que j'aime bien avec Jacques Doillon :

 

"Peu de scènes et peu de personnages... Mis à part quelques discussions avec la sœur ou une amie, tout est centré sur le cœur des scènes entre «elle» et «lui»... 

Quand je vois ces films qui contiennent tellement de scènes qu’elles fonctionnent comme des petits bouts de bande annonce, avec des dialogues d’une grande pauvreté, juste nécessaires et suffisants pour passer à la scène suivante... Un film, c’est très court, on est plus proche de la nouvelle que du roman, alors si on multiplie les scènes, les personnages deviennent fantomatiques et ne sont plus là que pour faire avancer l’intrigue. Y’a pas besoin de personnages parasites, alors oui, ça se joue au cœur."

 

"Le terme de «séances», l’obsession de revenir à un moment originel de ce couple au début du film, ses injonctions à lui qu’elle règle ses problèmes avec son père... Vous jouez beaucoup avec les outils de la psychanalyse…

Je ne suis pas du côté «des idées» mais du côté des sentiments... «Il n’y a pas de chair dans les idées», écrivait Cézanne... Mon cinéma est bien plus animal que ça, moins réfléchi. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de renifler au mieux chaque personnage. Bizarre cette image de cinéaste intellectuel qu’on me refourgue sans cesse. Je filme des sentiments, des sensations, des émotions... Je ne suis pas passionné plus que ça par la psychanalyse, j’ai fait des études médiocres et j’ai jamais lu plus de trois lignes de Lacan, je suis un plouc ! J’ai grandi avec Gary Cooper, ça doit s’entendre..."

 

"On ne peut pas dire que ce sont des dialogues de tous les jours... ?

Je suis pas mécontent d’écrire moins pauvrement et d’essayer de mettre des mots au plus juste sur des sentiments, des sensations. Ce que j’entends dans de nombreux films ou dans le métro, c’est pas des dialogues pour moi, en tous cas pas pour les personnages que j’écris. Les dialogues de nombreux romans anglo-saxons, de Saul Bellow à Richard Ford, et de beaucoup d’autres, sont impeccables, drôles et vraiment singuliers... C’est pas littéraire parce qu’ils écrivent des romans ? Et chez moi ça l’est parce que je suis qu’un cinéaste ? Un rythme aussi vif avec des répliques si choisies, ça pourrait se jouer comme ça dans notre vie ? La réponse est non, on le sait bien... Je ne prétends pas faire des films aussi réalistes que ça, et les dialogues des docu-fictions n’ont jamais excité mon imagination. La vraie question est peut-être ailleurs : s’agit-il de conversation ou ces mots sont-ils les meilleurs outils pour que les luttes amoureuses prennent corps ?"


 

 

 

Mes Séances de lutte - Jacques Doillon (03)

 

 

 

 

 

Un autre film de Doillon évoqué sur ce blog : Le Premier venu

 

 

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15 novembre 2013 5 15 /11 /novembre /2013 13:56


 

George Clooney et Sandra Bullock - Gravity - Alfonso Cuaron (01)

 

 

 

 

Il y avait longtemps, vraiment, que je n'avais pas été émerveillé comme ça dans une salle de cinéma. Oubliant aussitôt le bémol de la déflagration sonore en ouverture visant d'emblée à nous abasourdir (et le film y reviendra régulièrement, c'est épouvantable, je me demande sérieusement quelle est la législation en la matière ?), je biberonne goulûment le premier plan qui n'en finit pas de se déployer, majestueux. A peu près à la moitié du voyage, l'explosion de la station m'éblouira à nouveau. Putain de truc jouissif. 

 

Je suis véritablement enchanté, mais tout de même, oui, frustré : ç'aurait pu être un "chef d'œuvre", ce n'est même pas un grand film, mais certainement le meilleur film spectaculaire de l'année, et depuis pas mal de temps pour MOIJE (dépité devant l'excitation généralisée sur les trucs genre Avengers ou Iron Man), celui qui tutoie au plus près le cinéma. C'est déjà ça. Je trouve que ça ne se refuse pas. Et l'opportunisme de Cuaron - est-il vraiment capable d'autre chose ? je commence à me demander ? - resterait sur un versant constructif, loin du cynisme atterrant d'un James Cameron obsédé par ses records.

 

Je recommence.

 

***SPOILERS***


 

 

 

Gravity - Alfonso Cuaron (02) 

 

 

 

 

La première fois que j'ai vu Gravity, quand George Clooney s'éclipse, j'ai commencé à cesser de croire à la possibilité d'un grand film - non, pas seulement parce que ça me faisait suer de plus voir mon copain - : il allait donc s'agir d'un simple survival, et il me semblait bien sentir que ça ne pourrait pas se distinguer par là (vu ce qui avait été mis en place). Pour retrouver dans les immensités un film aux enjeux vraiment adultes et poignants, il me faudra attendre de revoir Mission to Mars (ou, sans m'éloigner tant, je pense aussi à Abyss, et même sur le versant "survival à sec" à Open Water dans la catégorie "fauché"). 

 

La deuxième fois que j'ai vu le film, je me suis senti commencer à décrocher après ce moment, réveillé un bref instant pour la sublime explosion de la station... J'écoutais George dire son truc genre "you have to learn to let go" : j'entendais surtout le programme "rebirth" du film, que je ne trouve pas mauvais, mais sans grande inspiration non plus, mignon, rien à redire sur le fond, mais tout ça reste (à l'exception, d'un point de vue graphique, de quelques cordons ombilicaux) surtout appliqué et scolaire à mes yeux. 

 

Et puis à un moment quelque chose m'a reconnecté, je n'arrive même pas à retrouver quoi, ça m'a pris par surprise tandis que je dérivais tranquillement, bref : quelque chose m'a fait réentendre une réponse de George Clooney à Sandra Bullock disant, à propos de la NASA : "They don't hear us". Et lui alors insiste sur la nécessité de parler dans le vide : parler parce que l'on ne peut pas être sûr que quelqu'un n'entend pas et que ça pourrait nous sauver. Et c'est ce "Let Go" là, pour le coup, qui me paraît devenir la vraie affaire de Gravity, son souffle incertain et sa charge émotionnelle sans balise. Là, la phobie du "let go" sur laquelle repose la communication du film et, à mon avis, son parcours profond, me semble passionnante. Là, je crois que Cuaron, possiblement incapable de filmer des interactions humaines (je n'ai vu que Les Fils de l'homme, que j'aime beaucoup, et c'était déjà ne faire corps qu'avec un seul homme, et les déclinaisons de l'impossibilité d'un lien), devient très personnel. 

 

Le film s'ouvre sur le rappel que dans l'espace, sans air et sans pression, le son ne peut circuler. Et il pourra sembler étrange que Gravity ne semble avoir ensuite comme règle directrice que d'empêcher ce silence (il aurait d'ailleurs aussi pu attraper sa grandeur par là, dans son bain sonore quasi permanent en étant plus inventif que strictement efficace comme ici). Mais, la plus expressive exception : le très beau moment du retour de George - non, je ne l'ai pas seulement trouvé beau parce qu'il revient -, au coeur de ce qui s'avère être la vraie grande scène du film, l'est aussi parce qu'il débute sur cette ouverture insensée de la capsule pour que George entre. L'avènement soudain du silence qui en résulte, passée une sorte d'aspiration des sons, est un remarquable prologue(/écrin) pour l'avènement du moment où Sandra devient capable de parler dans le vide. Et notamment, donc, à elle-même, à d'autres, pourquoi pas à un dieu. C'est tout l'enjeu progressif de cette scène maousse qu'elle porte remarquablement : retrouver une ferveur absolue, première, de la parole, une parole dont la force ne vient plus du poids du sens des mots, une parole comme un aboiement. 

 

Et là, je trouve que c'est pas rien d'exprimer ça, et comme c'est simplement beau de le faire advenir par l'étape d'une communication empêchée : l'échange avec la terre, avec le barrage de la langue (les mots n'existent que par la vie qui les porte). On ne comprend pas un mot, on ne s'appelle pas "Mayday", et quelque chose commence à passer dans ce lâcher. C'est l'étonnant tour de force de Gravity que d'être un film aux dialogues si réduits, misant surtout sur le spectaculaire, pour imposer la vertu d'un parler (en le détachant d'un simple rapport (psych)analytique) - fût-il terriblement solitaire, Cuaron oblige. Il s'agit purement d'en raviver et délester l'espoir premier : et peu importe qu'elle soit profane ou sacrée, la parole est une prière. "Please, elaborate". 


 

 

 

George Clooney - Gravity - Alfonso Cuaron (03)

 

 

 

 

 


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30 septembre 2013 1 30 /09 /septembre /2013 22:04

 

 

Alain Guiraudie - Stranger by the Lake

 

 

 

 

J'emprunte le raccourci de croire qu'à peu près tout ce qu'il y a à dire en faveur du dernier film d'Alain Guiraudie l'a été, par exemple , ou , les textes ne manquent pas, ils abondent, c'est cool. Comme je lui résiste un peu, je vais me contenter de tenter de parler de ce qui accroche et/ou m'interroge plutôt défavorablement, même si je trouve que c'est un très beau film, un peu inégal (en dépit de sa forte unité de construction), avec une fin remarquable, mais pas vraiment un grand film ou que sais-je. 

 

Je précise quand même que l'unanimité critique ne me pose pas nécessairement problème, je peux aimer ça. Surtout : je me souviens suffisamment comme ça repose nécessairement sur des malentendus (comme le succès) pour ne pas m'en méfier particulièrement. 

 

Je ne connais pas bien le travail d'Alain Guiraudie, mais les deux derniers films que j'ai vus de lui sont Du soleil pour les gueux et Le Roi de l'évasion. Il m'est difficile de formuler le basculement que je ressens de ces deux films-là (que j'apprécie par ailleurs différemment) à L'Inconnu du lac. Essayer de le faire me donne pour l'instant : être passé d'un désir de cinéma lié à la vie à un désir intellectuel lié au cinéma. C'est plus complexe que ça, j'en suis conscient, et je ne vise pas le procès d'intention, je crois Guiraudie sincère. Mais je regarde son film et je me dirais quelque chose comme : "oh-le-beau-film-clé-en-main-pour-la-critique", tout au moins la (vraie) critique dominante en France (que je ne conteste pas en elle-même, au contraire, même si je ne m'en sens pas toujours proche). Je trouve que le film a quelque chose de contrit en ce qu'il me semble trop souvent substituer, paradoxalement * et avec effectivement talent et "pertinence", la pensée d'un beau plan à sa création. Evidemment, c'est très ténu de parler de ce genre de trucs. Mais là, pour le coup : l'unanimité ne m'étonne pas. Là, elle me dérange, parce que : elle ne pourrait plus reposer sur le malentendu. L'exemple le plus net pour moi de ça, c'est le plan récurrent de la voiture qui vient se garer : ce "plan incontestable" m'emmerde, je le trouve au fond très "confortable". Je le trouve symptomatique de ce dont je n'arrive pas bien à parler. 

 

Certainement, on peut faire de très grands films comme ça - je crois moi aussi que ponctuellement le film de Guirdaudie le devient, grand -, mais ce que je trouve un peu triste, temporairement tout au moins, c'est que certaines qualités de ce réalisateur se seraient absentées. Des choses qui ont à voir de manière personnelle avec l'élan, la liberté de ton, une manière délestée mais vraie de respirer, de regarder, et que ça produise de l'imprévu, ne serait-ce que momentanément, un instant qui vibre, qui décille, qui pourrait faire voir un peu autrement. Bref, L'Inconnu du lac ne m'apparaît d'ailleurs pas comme l'aboutissement du travail du réalisateur, mais plutôt comme une autre direction,  ou une étape nécessaire, possiblement plus aboutie en elle-même que ce qu'il avait pu faire jusque là. 

 

Ce qui m'exciterait vraiment et que je pourrais voir comme un "aboutissement" et quelque chose de sacrément chouette, c'est que ce qui est à l'œuvre dans L'Inconnu du lac et sa part heureuse de maîtrise s’unisse avec ce qu'un film comme Le Roi de l'évasion pouvait avoir en propre - et de plus rare je crois - et qui aurait disparu ici, à force de savants dosages. Peut-être qu'à sa manière, il y a dans ce film quelque chose qui me renvoie à une inquiétude concernant le cinéma français non strictement soumis à l’industrie ou au divertissement : si les ravages de la censure économique restent les plus préoccupants, il y a un poids de certaines cinéphilies ou pensées critiques, aussi pertinentes soient-elles en elles-mêmes, sous lesquels des cinéastes viennent un peu s'écraser. 

 

 

 

 

 

* paradoxalement dans la mesure où Guiraudie se tente plus direct : être plus strictement (au risque de la réduction) et simplement en rapport avec sa propre homosexualité. Paradoxe peut-être uniquement de surface : le masque (aussi léger soit-il) est parfois ce qui laisse la plus grande liberté de mouvement, peut-être pas idéalement, mais dans une situation et à un instant donnés. C'est peut-être parce qu'il n'aurait jamais été aussi directement "personnel" qu'ici quant à ce qu'il raconte, qu'il le serait moins dans sa manière de filmer et dans le récit lui-même. Voire : son film s'embarrasserait de lettres de noblesse d'un certain classicisme, comme pour faire passer la pilule d'un environnement encore étranger au cinéma largement distribué. Et ce que Guiraudie me semblait avoir d'un peu vraiment subversif a, soudain, disparu, ou tout comme, suffisamment en tout cas pour que ça ne "dépasse" plus (j’y reviendrai peut-être).


 

 

 

PS : à propos des doublures corps dans les scènes de sexe.

 

 

 

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6 septembre 2013 5 06 /09 /septembre /2013 14:24

 

 

La Dernière fois que j'ai vu Macao - João Pedro Rodrigues

 

 

 

 

Je ne savais rien du tout du film quand je suis, tardivement  - au regard du turn-over actuel - allé le voir. Je n'avais pas plus envie que ça, personne n'avait trop l'air d'en parler vraiment, je ne sais plus comment choisir ce que je vais aller voir, etc. "Heureusement" que juillet-août m'a semblé copieusement pourri en sorties : je ne pouvais plus oublier que le précédent film de João Pedro Rodrigues c'était pas rien - même si je m'en sens un peu loin, faudrait que je le revoie -, même si La Dernière fois que j'ai vu Macao dégageait un buzz sur le mode "mineur". Ben mince : je trouve que c'est le plus beau film des premiers deux tiers de 2013 avec le Guiraudie, voire le Claire Denis. Je l'ai échappé belle.

 

Presque étonné alors par le plaisir et l'intérêt denses - malgré des moments où je décrochais, mais je crois que je rêvais sans déplaisir - éprouvés à la découverte de cette exploration ludique de Macao, j'ai revu le film : pur moment de joie. En voilà un rare acte de foi dans le cinéma, c'est carrément pas tous les jours : je souscris sans réserve, et pour ainsi dire sans effort particulier (n'était la nécessité de s'arracher au confort relatif de choses ultra-formatées squattant tellement d'écrans).

 

C'te fête ! Les détracteurs ou semi-détracteurs reprochent au film un côté trop théorique, désincarné. Voilà qui devient sans doute particulièrement subjectif car je n'ai pas éprouvé cela du tout (contrairement au Guiraudie d'ailleurs). Nous ne voyons donc pas pareil ce que recèlent les images en elles-mêmes, sans parler de leur agencement, même si l'on n'est pas ici dans une forme de contemplation (le montage est serré, le film ne cesse de (re)bondir). Il est dans un rapport très fort à l'enfance : qu'est ce qui se passe devant mes yeux ? quelle histoire j'y puise, j'en invente ? qu'est-ce que j'en fais ? Dès lors, être dans une logique d'absence, de disparition, filmer quelque chose comme l'indicible pressentiment de la mort, peut devenir assez poignant. 

 

J'ai adoré découvrir Macao dans le regard de ces deux collègues. Je n'irai certainement jamais à Macao, mais quelque chose de cette ville m'est parvenu, de ses rapports bizarres au Portugal ou à la chine de Mao. J'ai vu les gens de cette ville tout en les rêvant, pas comme si je faisais semblant de les voir ou comme si je les scrutais : comme si je les avais vus pour de bon, d'une certaine manière bien sûr, mais pour de vrai. Et mince, mais qu'est-ce qu'ils sont beaux les plans ! Qu'est-ce que j'en ai marre des films contents d'être vilains (dans leur esthétisme de pacotille ou leur stricte réaction à ça précisément). 

 

Passionnant d'apprendre ensuite quelle a été la démarche de João et de João, la prise de liberté est drôlement réjouissante et audacieuse. On imagine bien le défi devant 150 heures de rush. Je trouve très beau d'avoir su préserver le terrain de jeu dans ses possibles les plus immédiats : le dialogue direct entre ce qui est montré, ce qui ne l'est pas, ce que l'on entend et ce qui est dit. Là, j'ai découvert aussi que tout un pan du film m'échappe (cinéphile, évidemment), ce qui ne me semble pas empêcher de vivre suffisamment l'expérience par ailleurs. Possible que ce soit cet aspect qui a (contre)produit un si faible soutien global de la critique professionnelle ? C'est en tout cas celui dont elle semble parler le plus volontiers ( ou ). 

 

 

 

 

PS : le film se joue encore et pas seulement à Paris (Espace Saint-Michel). 

 

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4 août 2013 7 04 /08 /août /2013 23:10

 

 

Vivre dans la peur - Akira Kurosawa

 

 

 

"Ben je crois qu'il y a un espace qui est fou, de toutes façons, c'est l'espace, effectivement, entre la vérité et puis le mensonge... ce moment-là où on entend quelque chose qui sonne vraiment faux - qui ne sonne pas juste - et si on a dans l'autre oreille l'idée de quelque chose qui est juste, entre les deux y a quelque chose qui vraiment rend fou, enfin je crois. 

Et c'est vrai que la littérature est quand même l'endroit où ça peut être juste, l'endroit où ça... enfin, où : si ça sonne pas juste c'en est pas... et ça fait des entrechoquements avec tout ce qu'on entend en permanence et qui est de l'ordre du discours, mais qui est pas de l'ordre de la langue propre, enfin, qui est vraiment quelque chose de toujours entendu, qui est du recopiage, quoi, permanent... et ça c'est vrai que quand les deux se confrontent dans une même tête, y a quelque chose qui est... ben... c'est insupportable, en tout cas, vraiment insupportable." *


 

***SPOILERS***


 

C'est par là que le chemin du vieux Kiichi Nakajima me touche ; ce pourrait être ce que le Dr Harada finit par accepter (depuis le début, ça le chiffonne), et alors un psychiatre lui formule clairement sa propre interrogation : "Est-ce lui qui est fou, ou nous de rester impassibles dans un monde de folie ?". Dans la tête de Kiichi Nakajima, il y a cet entrechoquement entre la vérité de la menace, et ce qu'il entend dans l'autre oreille, rabâchée, la langue recopiée (recopiée par les médiateurs qui le mettent sous tutelle ALORS QUE les médecins l'ont reconnus comme étant "normal", mais qui recopient la langue des héritiers, la langue d'un conformisme social matérialiste - le film enregistre fréquemment les signes du devenir marchand et affairé du Japon d'après-guerre). 

 

Ce qui me touche, c'est de voir Nakajima ne sombrer véritablement dans la peur, physiquement, qu'une fois qu'il est mis sous tutelle (j'aime beaucoup le fait de faire résonner cet échange sur l'effroi dans un tunnel). De même, le dernier pallier vers, à proprement parler, la folie ne semble se franchir qu'une fois qu'il a supplié en vain sa famille de l'écouter. En cela, je trouve le film poignant, avec ses assauts émotionnels tardifs et ponctuels (la protection panique du bébé le soir d'orage, et la scène de supplication donc). 

 

Au fond, le film d'Akira Kurosawa ne me semble pas interroger véritablement autre chose que le "sommes-nous fous de rester impassibles dans un monde de folie ?" et les deux dernières scènes cognent très fort à cet endroit, interpellent avec fureur et glace. Il me semble que la force du film est là, et pas tant dans la possibilité du portrait d'un homme de plus en plus rongé par la peur.  

 

J'ai lu que Chronique d'un être vivant serait le titre le plus fidèle à celui d'origine. Cela ne m'étonnerait pas. Dire Vivre dans la peur, d'une certaine manière, c'est déjà prendre le point de vue de la majorité des enfants du vieux Kiichi Nakajima, le point de vue des "héritiers". Le film me semble plus révolté que ça. Plus précisément, le chemin du Dr Harada, le médiateur, qui hante le film comme notre relai ou média, commence en voulant quitter ce Vivre dans la peur pour arriver, mais trop tard, à la Chronique d'un être vivant. Vivre dans la peur, c'est l'erreur judiciaire dont il parle, celle à laquelle il craint d'avoir contribué. 

 

Il serait déraisonnable le vieux Kiichi Nakajima, dans ce film qui s'ouvre sur les gens raisonnables et pressés, si être raisonnable c'est accepter l'inacceptable en s'efforçant de l'oublier. Il ne serait plus tout à fait "adulte" : des gens se moquent de lui (la séquence dans la cellule) ou le tourmentent (l'acharnement amusé d'un de ses fils). Tutelle, donc. Et c'est un beau parcours peu fréquent que le film propose à notre propre regard : il ne nous est pas très sympathique au début, ce personnage péniblement buté, intransigeant et hostile au "tribunal" avec sa ribambelle d'enfants illégitimes. Il faudrait tenter de faire sa connaissance quand il devient étranger à ses propres enfants (mais pas tous). Alors, son "je ne veux pas être tué" pourrait résonner de manière vraiment déchirante à l'oreille qui lui serait tendue. 

 

 

 

 

* Christine Angot, un entretien de 1999 (à 43 minute dans cette vidéo)

 

 

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31 mars 2013 7 31 /03 /mars /2013 21:43

Edit du 8 avril : complément de programme en fin de billet.


 

 

L'Innocent - Luchino Visconti (01)

 

 

 

Au cœur de la séquence magnifique de l'escapade à la villa délaissée, il y a cette courte promenade où le couple se distance très vite dans une impasse de verdure. La femme s'éloigne, et nous la voyons de face : elle a un geste précis et sur ce geste se raccorde un plan rapproché. Et c'est comme si la séquence avait été tournée à deux caméras : on reprend très exactement à l'endroit de ce geste, qui se rejoue, cette fois depuis son point de vue à lui, elle est de dos, s'éloignant. Il ne voit pas vraiment. Alors s'ensuit un travelling attaché à son regard à lui, il regarde, il regarde, le champ est régulièrement bouché, il continue. Il ne voit pas. C'est là qu'on sait qu'il ne voit pas. C'est une confirmation. Il ne voit pas du tout ce qui se passe. Elle lui échappe totalement.  

 

On venait d'en avoir le pressentiment lors des retrouvailles avec la maîtresse, à la salle des ventes. Cette femme s'avance vers lui, n'en finit pas de s'avancer jusqu'à ce que seul ses yeux à elle occupe l'image. Et plus elle s'avance, plus elle est indéchiffrable, contexte oblige aussi (une réapparition soudaine). Mais là, on est avec lui. 

 

Tout juste encore avant, il y avait eu l'avertissement de ce voile à épingler sur un visage. Il ne voit rien. Même quand il regarde. Il faut dire que lui, quand il regarde : on le voit. Il est parfaitement déchiffrable son regard, il ne se cache pas (voir même la scène dans le vestiaire d'escrime avec l'amant).  


 

 

L'Innocent - Luchino Visconti (02)

 

 

 

Il faut dire aussi qu'il dit tout. Qu'il dit trop. Que masque-t-il ? Il peut même pleurer. Qu'il soit une bombe à retardement où son corps vient contredire ses convictions n'y change rien : cela, il ne le masque pas non plus (la jalousie, l'escrime avec l'amant rejoué avec le frère).

 

Porté par l'assurance de qui a reçu tout pouvoir sans questionnement, jusqu'à la beauté, jusqu'au charisme sexuel, tout ce qui lui passe par la tête, il le dit, il le fait. Sans malice. Lui ne sait pas que la scène de reprise sexuelle s'ouvre sur un reflet. Est-ce qu'il se voit dans le landau quand le miroir les unit et qu'il va répéter son dernier geste ? Ce geste qu'il veut clair et qui dans le même temps n'est peut-être rien d'autre qu'à son tour devenir une énigme pour les autres. Mais je n'en sais rien. 

 

Le film de Visconti n'est jamais rassurant. Il n'autorise pas d'espace de confort. La joie peut naître de la splendeur de certains plans mais je reste étonné, un peu sonné, de voir un film aussi adulte, un film pré-triomphe de l'entertainment qui n'a que faire des opérations de pré-machage, de séduction ou de flatterie. Je me suis senti très hésitant (mais pas perdu), très seul (mais pas abandonné), très défié (mais pas intimidé) devant L'Innocent. Très vivant.  


 

 

L'Innocent - Luchino Visconti (03) 

 

 

 

 

PS : à un moment je jette un œil pour voir s'il y a des billets sur le film sur le web et je suis surpris par la bien-pensance simpliste de la quasi-totalité, ce qui me semble totalement à côté de la plaque. Il y a le très court billet publié aux Inrocks (en 1976... amusants jeux du net) qui ne dit pas grand chose mais qui me semble carrément moins à l'ouest. 

 

 

 

Edit du 8 avril : L'ami JM confie, via les commentaires, ses notes prises lorsqu'il a découvert ce film il y a quelques années. Je les reproduis ici :


"Je retiens en priorité cette scène où le mari pose le journal annonçant la mort de l'amant de sa femme sur le plateau du petit déjeuner qui lui est destiné. Il attend quelques instants et entre dans la chambre pour voir la réaction de sa femme. Celle-ci a le visage impassible mais le spectateur sait qu'elle cache son chagrin. Cette scène est d'une rare violence, la femme se fait violence pour ne pas exprimer ses sentiments et le mari attend qu'elle craque, ce qui n'arrivera pas. Visconti, comme dans le film précédent parvient à nous captiver encore une fois en s'intéressant (cad en filmant) au plus près ses personnages et en ne tombant pas dans le piège de la pause dans les décors grandioses. Il nous captive comme on est captivé à la lecture d'un grand roman, il nous retient par la destinée de ses personnages tragiques ! Voilà encore un homme qui se révolte contre la société dans laquelle il vit et qui se suicide à la fin du film. Quelque part, "L'Innocent" semble étroitement lié au précédent film de Visconti : "Violence et passion". Au tout début du dernier film de Visconti, la main d'un vieil homme feuilletant les pages d'un livre vient rappeler le personnage interprété par Burt Lancaster dans "Violence Et Passion" qui lit beaucoup, et ce jusqu'au dernier plan où il est, dans son lit, mourant. Cette main qui tourne les pages, pourrait être celle du professeur. A moins que ce ne soit celle de Visconti lui-même ? A la fin de "L'Innocent", Tullio dit froidement à son amante que le jour où il sentira que sa vie ne vaut plus la peine d'être vécue, il en finira. Elle lui répond à peu près "qu'on dit cela et puis qu'on finit bien par se laisser vieillir" - Tullio se suicide alors devant elle. On retrouve dans les propos de la jeune femme et de Tullio le contraste de situation des personnages de "Violence Et Passion". Le professeur qui vieillit bien tranquillement dans la solitude de sa retraite et le jeune révolté Konrad, "écoeuré" du monde, qui met prématurément fin à ses jours. 

Comme au dessus de toute l'œuvre de Visconti, toujours la mort qui plane : ici encore choisir la mort comme rendez-vous qu'on fixe soi-même, ou fixé qui prend sans prévenir dans l'exercice de la vieillesse."

 

 

 

 

L'Innocente - Luchino Visconti

 

 

 

 

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31 janvier 2013 4 31 /01 /janvier /2013 23:01

 

 

Faust - Aleksandr Sokurov

 

 

 

 

J'avais vu Faust une première fois début juillet, mal placé dans une salle étouffante - j'étais au moins heureux qu'elle soit pleine -, et c'étaient peut-être de bonnes conditions : est-ce que c'était la première vision ? est que c'était l'atmosphère de la salle ? qui avait à ce point fait prévaloir dans mon ressenti cette sensation grouillante et asphyxiante de chaos. J'étais crevé aussi, mais je ne pouvais pas lâcher le film, balloté d'un goulot d'étranglement à un autre, me laissant entretemps autrement couper le souffle - on dit comme ça - par la beauté de certains moments : les bains, Schygullah encerclant Faust et Wagner, un cortège funéraire glissant sur un flanc de colline, un double dialogue furetant une forêt, le visage suspendu et terrassant de Margarete, une aube de cauchemar, un abandon dans l'eau glacé, un geyser dégorgeant au rire fou, j'en oublie. Sorti groggy. 

 

Le film ne m'avait pas lâché ensuite. J'attendais de le revoir. La paresse ou la crainte me retenaient. J'ai laissé filer l'été. Mes congés d'octobre allaient me permettre de le revoir apaisé dans une belle salle clairsemée. 

 

Presque étonné comme ce qui prévaut maintenant est une sensation jouissive de fluidité virtuose, même sans perdre son caractère de chaos grouillant, mais je ne perds plus le fil (depuis le plan sur le sexe mort en ouverture jusqu'à la révélation éjaculatoire finale), et je chute sans discontinuer aux côtés du docteur Faust mais pas seulement : le grotesque et génial Méphisto proposé par Sokourov (hallucinant travail de l'interprète Anton Adasinsky) révèle à Faust qu'il lui manquerait ce que nous aurions tous de manière innée, la légèreté. Je crois que c'est cette légèreté qu'une seconde vision me permet de recouvrer, qui m'évite de m'embourber de-ci de-là ou de n'être qu'un peu stérilement fasciné. Je respire davantage et m'amuse bien plus (le film est souvent drôle, je l'avais presque oublié). 

 

De ce que j'ai pu voir, Faust est encore pour moi le très grand film de 2012 avec le Cosmopolis de Cronenberg, deux propositions assez peu aimables d'emblée (le Cronenberg ne m'a d'ailleurs vraiment conquis qu'à la revoyure, et, là aussi, dans une jouissance quasi inattendue), deux films-monde dont les organismes s'opposent presque (l'un est aussi incroyablement foisonnant que l'autre est sec), mais qui gardent en commun un travail extraordinaire sur le son, à mon avis très loin devant tous les autres films que j'ai pu voir (y compris Take Shelter ou Moonrise Kingdom qui me semblent plus simplement dans la maîtrise sur ce point, moins dans l'exploration et le souffle).

 

Enfin, s'ils n'y sont pas réductibles, l'un comme l'autre nous invitent à un cinéma absolument sensuel et intuitif, ce qui devient à mon avis, et malheureusement, l'exception. 

 

 

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10 juin 2012 7 10 /06 /juin /2012 19:14

 

 

Robert Pattinson - Cosmopolis - David Cronenberg (01)

 

 

 

 

Le billet de Buster sur Cosmopolis dit parfaitement ce qui m'importe. 

 

A part ça, ce serait certainement intéressant de se pencher sur le travail sur le son, d'être un peu analytique sur ce qui se joue aux croisements des sons intérieurs, extérieurs, des mouvements dans la limousine, de ceux en dehors, et de ceux de la voiture elle-même. Revoir ce film parlé a été une sensation assez vertigineuse pour MOIJE sur ces agencements, ce montage permanent. Mais je n'ai pas le désir d'être analytique ici, le film est trop parfaitement dans la sensation pour moi.  

 

Le seul bémol au travail de Cronenberg ici pour moi, c'est la présence de Giamatti : non qu'il soit mauvais, loin de là, et c'est même sans doute l'acteur de ce genre que je supporte le plus volontiers, mais il est tout entier dans ce que son personnage "dit" et est supposé "être", totalement immergé dans sa (dangerous) method, alors qu'il s'inscrit dans un film qui dépasse ouvertement l'incarnation signifiante. Alors quelque chose butte là, ne peut advenir. Même si c'est une manière aussi d'avoir deux présences parfaitement distinctes à l'écran, pas du tout sur le même mode de jeu, et pour ainsi dire, pas du tout dans le même film, cela signe la véritable impasse de la fin. Mais c'est presque un détail au regard de tout ce qui a été déployé auparavant. 

 

 

 

(Billet rétro-publié le 01/02/2013.)

 


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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 02:05

  Tempête de ***SPOILERS***

 

 

 

Jessica Chastain - Take Shelter - Jeff Nichols  
 

Au début (du recommencement), la force d’Andrew nous apparaît dans le rapport entre son pouvoir et la manière dont ses mains le convoquent, et l’évoquent. Dans la scène des Legos, il reprend d’abord Matt - qui n’y arrive pas très bien - sur sa gestuelle. En songeant à la danse des mains d’Andrew, je pense très vite à Samantha (Jessica Chastain) qui apprend le mot storm à sa fille, en langage des signes, là-bas, dans le film de Jeff Nichols. Ici, Andrew signe et signale son pouvoir de ses paumes, de ses doigts : ce qui distingue d’abord cette force de celle de ses acolytes, c’est sa précision et sa délicatesse, celle qui lui permettra de faire évoluer sa caméra. Progressivement, ce jeu de mains ne sera plus toujours nécessaire, son regard en brûlera suffisamment pour que nous n’oubliions pas, tandis que storm prendra peu à peu toute la place.

Les Etats-Unis vont très mal, comme tout le monde,
mais c’est à croire que c’est suffisamment grave maintenant pour que le cinéma redevienne particulièrement vibrant. Euh… vivement qu’on n’en puisse vraiment plus en France ?… Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais : Take Shelter et Chronicle auront constitué deux très belles surprises, sur les deux premiers mois de l’année, deux moments de grand plaisir porteurs de scènes assez inouïes, deux œuvres fondamentalement dépressives et dénuées de pathos, mais se permettant lyrisme voire exaltation.

C’est qu’ils vont d’emblée pas bien : le jeune Andrew (Dane Dehaan) et le grand Curtis (Michael Shannon), l’ado et l’adulte – tous deux portés par des interprètes impressionnants, une découverte et une confirmation. Peut-être que l’un ne s’en sort pas tout à fait de ne pas être intégré, et l’autre de l’être trop. Impression que leurs chemins respectifs, et ce qui en fait la beauté, ce ne serait pas la volonté d’agir sur cette situation (véritablement s’intégrer ou s’exclure), mais la pure force dont ils sont porteurs et qu’ils essaient de comprendre ; et alors, ma sensation serait vraiment centripète pour Curtis et centrifuge pour Andrew. L’un tendrait à la disparition du monde via son absorption progressive au cœur de ses visions, l’autre via le mouvement indéfiniment répété de « repousser » jusqu’à peut-être désintégration. Ce qui va compter alors : leur propre regard et l’action des autres. Curtis s’ausculte, s’observe via les livres, les médecins, sa mère ; Andrew se filme…

Infinies tristesses de Curtis, ou d’Andrew, en tenue de chantier, en tenue de pompier, et leur grande peur d’un monde hostile : tu n’es pas mon ami, toi qui m’ignorais avant notre recommencement, ou tu n’es pas ma femme, toi qui m’attendais dans la cuisine près du couteau, ruisselante de la pluie dévastatrice. Cela n’y changerait pas grand-chose de croire que c’est Curtis qui a un superpouvoir (la version prophète) et que c’est Andrew qui est juste devenu fou de solitude ; si ces interprétations ne me semblent pas pertinentes en elles-mêmes, elles créent d’intenses coulisses à celles dont elles sont comme le revers.

 

 

Chronicle - Josh Trank (02)


Take Shelter - Jeff Nichols (02)
 

Mais peu importe : l’un aura son spectacle de magie et l’autre son repas spectaculaire. A partir de ces deux scènes charnières et de leur bel échec : Andrew ne sera pas intégré, Curtis ne sera pas délaissé (sa femme l’accompagnera jusqu’au bout, ça se scelle là). Mais c’est leur réussite aussi : Andrew veut mourir et Curtis partager. Les deux seront exaucés par l’autre (l’ami, l’épouse). C’est ce point-là aussi qui rapproche ces deux films de crise, en ce qu’ils s’avèrent tout autant deux très belles histoires d’amour (conjugal dans un cas, amical dans l’autre), en tant que l’amour est un acte. Mon bémol resterait que dans les deux cas une lecture très puritaine soit possible, alors que je ne pense pas que ce soit le cas, ou le but. Mais c’est un peu dommage, cette évacuation du corps, de la sexualité (finalement peut-être plus encore dans Chronicle même si c’est moins directement le sujet que dans le cas du couple, mais vraiment la scène avec la fille aux cheveux rouges, c’est pas une bonne idée du tout, si ?).

Le premier plan de Chronicle : dans le miroir accroché à la porte de sa chambre, nous voyons Andrew derrière sa caméra ; derrière la porte il y a le père, ivre, violent. C’est une séquence simple, terriblement efficace… dont il y aurait trop à dire (pour MOIJE). Mais déjà : cette scène peut être vue comme la première à « payer son dû » à ce qui a mis le found footage à la mode quelque temps, autrement dit des films qui d’une manière ou d’une autre sont censés foutre les chocottes et fortement par l’immersion supposée via un tel dispositif (Blair Witch, Cloverfield, Diary of the Dead, Rec, etc…). La scène de Chronicle, très simplement, m’a fait peur, de plus en plus peur : angoisse que la porte se fracasse, que le miroir se brise, que surgisse le visage encore inconnu du père qui ne serait alors qu’une incarnation pure d’une forme de furie, face à laquelle Andrew (taillé comme un barreau de chaise) et nous serions nécessairement impuissant.

Mais le chemin de Chronicle ira bien ailleurs et se dégagerait même comme le seul qui tente vraiment quelque chose avec sa caméra subjective, quelque chose d’autre qu’une forme d’épate ou de (pseudo- ?) réflexion sur les images : ce n’est pas juste une idée astucieuse, ou une expérimentation, ou le simple appui du réalisateur réel, c’est bien, cette fois, pour l’essentiel, une connexion intime et nécessaire avec le(s) personnages.

C’est qu’il y a dans le cinéma, dans le fait de s’y aventurer en tant que créateur, peut-être plus encore que dans le théâtre, la volonté double d’être seul et avec les autres. Il peut y avoir une part de refus de la stricte position de créateur véritablement solitaire comme peuvent l’être le plus souvent le peintre ou le sculpteur, par exemple. Et Chronicle, via la justesse de l’utilisation du found footage, se bagarre aussi avec ça : Andrew se bagarre aussi avec ça. Lors d’une scène en voiture, Steve demande à Andrew si filmer n’est pas un moyen de maintenir une barrière entre lui et le monde, entre lui et les autres. Qu’il y ait de ça semble assez évident, mais pas que : un point de montage répond à Steve en montrant tout à coup Andrew à côté de lui, filmant maintenant de manière à s’inclure dans le champ, à ne plus être simplement de l’autre côté de… « la porte ou le miroir ». Et rien n’empêche de voir aussi Curtis (Michael Shannon) comme un artiste dont il s’agira in fine de partager la vision. L’inadaptation d’Andrew ou de Curtis s’approcherait aussi comme l’exacerbation de la position ambivalente du créateur en équipe : avec et sans toi.
 
 

 

Take Shelter - Jeff Nichols (03)
 

… Suite et fin en ligne bientôt (cette fois, c’est vrai !)
  

 

 

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9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 23:08


Seul le film contient plus de ***SPOILERS*** que ce texte.

 

 

 

The Ides of March - George Clooney 

 

 
Les lectures de l'histoire au sein des Marches du pouvoir divergent beaucoup, y compris en France (1). Il est souvent réjouissant qu'un scénario permette les interprétations multiples, et c'est logiquement le cas ici puisqu'il s'appuie (au moins) autant sur ces ellipses que sur son explicite - ce qui me semble assez rare aujourd'hui à Hollywood -, et sur des personnages, et leur ballet, relativement complexes ou inaccoutumés.

J'ai donc besoin de dire un peu, et à un tout premier niveau, ce que je vois de l'histoire et des personnages qui la peuplent, d'autant que si je ne doute pas qu'il y ait d'autres lectures possibles, je ne comprends pas du tout celle qui ferait légion (tant bien même rien d'un peu attentif n'ait été écrit sur le film à ma connaissance) et qui se résumerait à : Clooney fait un film politique, et il est désabusé, et on s'emmerde, parce que c'est pas bien original d'être désabusé, et c'est pas bien intéressant de faire un film politique depuis la nostalgie des 70's en version cynique contemporaine. Je vais vite, mais ça donne surtout lieu à des articles expédiés sur le mode du circulez-y-a-rien-à-voir.

On peut aussi remarquer que le film en question n'est pas vraiment plus politique qu'un autre : simplement, il se passe dans la classe politique, mais pourrait tout aussi bien se dérouler ailleurs, au moins dans pas mal de sphères où se recroisent enjeux certains de pouvoir et professions de l'ombre, à commencer par Hollywood. En outre, le centre nerveux du film ne me paraît pas tant le milieu où il s'inscrit que son protagoniste principal : le mélange de densité et de béances du récit n'est pas au service d'une construction de type thriller (qui serait alors évidemment faible bien que rondement mené) mais bien plus simplement et efficacement d'un portrait.

 

 

The Ides of March - George Clooney 
   

Récemment ressortait en salle  Portrait d'une enfant déchue qui procède ouvertement par fragments via une forme dite moderne. Au moins depuis son second film, Good Night and Good Luck, le réalisateur George Clooney évolue dans ce que l'on appelle, je crois, le classicisme ou bien le néo-classique - comme, à sa manière, l'acteur-réalisateur en maître : Clint Eastwood. Son dernier film procède pourtant tout autant par fragments que celui de Schatzberg, par blocs successifs contribuant au portrait sans le "résoudre" : la comparaison s'arrête là mais le fait que ces derniers s'enchaînent chronologiquement et soient extrêmement ramassés dans le temps n'y change fondamentalement rien.

Ce qui préside au découpage de ces blocs, et aux ruptures ou ellipses qui les séparent parfois (avec une fluidité et une pertinence qui m'impressionnent), n'est que la réalisation du portrait de Stephen Meyers (Ryan Gosling), pour ainsi dire de toutes les scènes : Les Marches du pouvoir n'en propose presque pas sans lui ou dont il ne soit au moins et in fine le puissant hors-champ - ce qui donne alors au film certains de ses plus beaux moments. Ainsi de l'éviction finale de Paul Zara (Philip Seymour Hoffmann), avec son premier hors-champ (l'échange avec le candidat) caché dans le champ via l'impénétrable voiture, ne nous laissant alors presque plus qu'en la présence invisible de Stephen Meyers, de son pouvoir étendu.

Si le portrait me semble particulièrement beau et fort, c'est qu'il atteint les fragiles points d'équilibre entre simplicité de la ligne et complexité du matériau, précision du regard et irréductibilité du modèle (ni caricaturé, ni schématisé, ni véritablement "résolu", tel celui du top model jouée par Faye Dunaway). Entre la première et la dernière séquence du film, Stephen Meyers a certes basculé, mais : en lui. Il n'y a pas de rupture radicale, et pas de véritable explication : il y a accélération d'un mouvement (commencé avant la narration) jusqu'à ce que celui-ci provoque un changement d'état, comme en physique. Le processus est anti-spectaculaire au possible - les climax potentiels sont le plus souvent passés en ellipses fertiles - et d'essence tragique : c'est une marche continue jusqu'au point de non-retour.

 

 

 

The Ides of March - George Clooney  
   

"I don't have to play dirty anymore. I've got Morris"… La carrière de Stephen Meyers n'a pas commencé avec la candidature de Mike Morris (George Clooney) à l'investiture démocrate. C'est un homme particulièrement brillant et ambitieux : les premières rencontres avec la journaliste Ida Horowicz (Maria Tomei) et avec le directeur de campagne de la partie adverse Tom Duffy (Paul Giamatti) servent aussi à nous le rappeler. Il en a déjà beaucoup vu, en coulisse, comme il le confie lui-même. Les Marches du pouvoir ne m'évoque pas le portrait d'un enfant déchu, d'un idéaliste tombant des nues et découvrant des noirceurs insoupçonnées. Loin de là.

Meyers n'est pas non plus un personnage caricatural au service d'une démonstration programmatique : la singularité tient en ce que le récit commence lorsqu'il est en plein "état de grâce". Cet état de grâce, c'est Morris. Meyers croit en Morris, totalement : en sa capacité de changer les choses ET en sa capacité extra-ordinaire de remporter les élections présidentielles face aux Républicains (emmenant dans son sillage Meyers aux plus hautes fonctions qu'il puisse envisager). Les deux aspects coexistent intensément chez Meyers, dès le début du film, et son basculement se signale comme la victoire progressive mais écrasante de l'un sur l'autre. Simplement : le récit s'ouvre au moment de sa vie où son ambition - sa volonté de pouvoir - peut se mettre, avec Morris, au service de ses meilleures intentions.

Depuis l'état de grâce confus à la machine de guerre implacable, la précipitation de la chute, servie par la sécheresse de la narration et de la réalisation, évoquerait alors la déflagration d'un coup de feu, mais porté avec un silencieux : la douleur sera mate - très singulier ton du dernier mouvement du film, connecté à l'implosion de Meyers. De nombreuses œuvres nous ont habitués aux grands cyniques avérés et conscients d'eux-mêmes, en figures faciles et repoussoirs du Mal. Ce qui devient intéressant ici, et redoutablement juste, est que Stephen Meyers entretient d'abord une inconscience relative quant à la réalité de ses actes : il y a simplement malaise, petits arrangements avec soi. Mais dès ce premier mouvement du film, avant les grandes crises, avant la condensation tragique de sa personnalité, au moins deux moments-clé annonçant le désastre ne devraient être ignorés.


(… suite et fin assez vite, j'espère)


 

The Ides of March - George Clooney

 

 

 

 

(1) Je ne peux pas m'empêcher de penser que "l'affaire DSK", dont j'ignore comme tout non-initié la réalité, aura totalement parasité la réception de ce film, dont l'histoire n'évoque pas ce type d'affaire particulièrement trouble. Ce sont à des scandales du type "l'affaire Clinton" qu'il faut revenir… si tant est que sur ce point nous soyons encore capables même en France d'avoir une réaction différentes des républicains états-uniens. Stephen Meyers, lui, ne saurait être humainement effondré par ce type de "découverte" (j'y reviendrai sans doute).

 


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